Carnet de bord # 12 Dom Juan ou Le Festin de pierre

Par Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra & Marc Goldberg

 

Nous avons conçu l'adaptation et la scénographie simultanément, d'un seul et même mouvement ; mais si en dernière analyse l'adaptation respecte fondamentalement la pièce de Molière, la scénographie tranche avec le spectacle qu'il avait présenté pendant le carnaval de 1665. Les deux précédents carnets ont évoqué le décor, autrement dit la scénographie dans sa matérialité : ce dont il nous reste à parler, c'est du traitement de l'espace, et en l'occurrence d'un choix radical, celui de l'unité de lieu.

Ce choix peut sembler paradoxal, tant les unités que le théâtre classique français choisit de s'imposer à l'époque de Molière sont des contraintes lourdes, que les auteurs et les metteurs en scène s'emploient régulièrement à contourner, sinon à enfreindre. Qui plus est, dans cette pièce, Molière avait choisi de ne pasrespecter l'unité de lieu, en adoptant des codes hérités du théâtre baroque plutôt que de soumettre sa pièce à une facture classique.

On sait, grâce au contrat conclu entre sa compagnie et des décorateurs, que le spectacle original comportait six décors de toiles peintes, tous avec effet de perspective, représentant :

 

  • un palais avec une façade et un jardin, sans doute pour l'Acte I.
  • un « hameau de verdure », avec la mer au loin, évidemment pour l'Acte II.
  • une forêt, toujours en perspective, avec au lointain « une manière de temple entouré de verdure », clairement pour le début de l'Acte III.
  • « le dedans d'un temple », dont on se doute qu'il s'agit du tombeau du Commandeur, dans lequel Dom Juan et Sganarelle pénètrent pendant la scène 6 de l'Acte III.
  • une « chambre » dont les dimensions évoquent une grande pièce, autrement dit très probablement la salle à manger de l'Acte IV
  • une ville, dont il paraît logique qu'elle abrite l'Acte V.

Six décors pour cinq Actes, et un cheminement qui part du palais de Dom Juan, passe par un village au bord de la mer, une forêt, un tombeau, avant de revenir chez Dom Juan, pour s'achever dans les rues d'une ville, ou plutôt (même ce lieu n'est pas représenté concrètement) en enfer. Sans nécessairement suivre ce que suggère la pièce ni la liste des décors, parfois en recourant au symbolisme ou à l'abstraction pour laisser imaginer cette déambulation, les mises en scène de Dom Juanutilisent en tout cas des changements de lieu.

En rupture avec la tradition, Jean Lambert-wild éprouve très tôt la sensation qu'il faut confiner Don Juan en un lieu unique, intuition qui consonne avec le parti pris de développer l'action dans une jungle, dans la chaleur, et dans la maladie – autant d'éléments qui évoquent l'inertie, pas le vagabondage. Mais comment concilier ce choix avec les contraintes narratives de la pièce ?

 

Jean Lambert-wild conçoit un palais en ruine que la forêt tropicale environnante commence déjà à dévorer – un Angkor en devenir... La plupart des parois se sont effondrées autour de la pièce principale meublée d'une longue table de réception, un escalier s'élève, qui mène vers une chambre ouverte aux quatre vents (celle de Dom Juan), puis vers des étages sans doute effondrés, ou un Ciel inaccessible. Au fur et à mesure que l'architecture se précise, des espaces se dessinent (celui des musiciens par exemple, légèrement surélevé par rapport à la salle à manger), vestiges en pointillés d'une splendeur révolue.

Ce décor accueille sans souci les scènes qui se déroulent dans le palais de Dom Juan (Acte I et IV chez Molière), mais également la succession des rencontres du dernier Acte (les personnages défilant chez Dom Juan comme dans l'Acte IV de Molière, au lieu qu'il les croise dans la rue).

Nous nous apercevons vite que le « hameau de verdure » de la farce pastorale (Acte II), et la forêt où se déroule la scène du Pauvre (Acte III), ne posent en vérité aucune difficulté, car dans notre scénographie, la résidence du libertin est organiquement liée à la nature. Ici, dom Juan n'a pas besoin d'aller dans la forêt : il habite dans la forêt. Il n'a pas non plus besoin d'aller aux champs trouver de jeunes paysannes : elles s'égarent ou viennent à lui, sans doute attirées par cette demeure insolite bâtie au milieu des bois.

Reste le tombeau du Commandeur.

Chez Molière, il constitue un lieu à part, qu'on aperçoit d'abord au fond du décor pendant les premières scènes de l'Acte III et dans lequel, par des effets de machinerie, on pénétrait semble-t-il à vue au cours de la sixième scène. Nul doute qu'il s'agissait là, avec les apparitions et les disparitions du dernier Acte, d'un des effets les plus spectaculaires de la production originale. Mais nous avons surtout en tête qu'il permet de matérialiser une opposition entre deux résidences – celle de Dom Juan, celle du Commandeur –, et surtout entre deux mondes – celui des vivants, celui des morts. En ne respectant pas cette séparation, en la profanant délibérément, le héros mécréant lance un processus qui (confirmé par son adoption de l'hypocrisie et son refus du repentir) mène directement à son anéantissement. Comment pouvons-nous mettre cela en scène dans un lieu unique ?!

Attention... pour qui n'a pas déjà vu le spectacle, la fin de ce carnet de bord est un spoiler !

La démarche de Jean Lambert-wild prend alors des allures déductives, presque mathématiques. Si d'une part l'intégralité de l'action doit se dérouler chez Dom Juan, dans son palais en décrépitude, et si d'autre part Dom Juan doit découvrir, sans le chercher, le tombeau du Commandeur, cela implique que cette sépulture soit chez lui, mais invisible. Deux possibilités architecturales se présentent : les combles ou la cave. L'état du palais et la symbolique de la verticalité interdisant les combles, l'équation a une seule solution : les sous-sols du palais doivent abriter le caveau du Commandeur.

Ce qui pouvait d'abord sembler une solution théorique à un problème dramaturgique s'avère d'une puissance scénique redoutable. Le malade s'aperçoit soudain qu'il partageait sa demeure avec un mort. Ou bien est-ce, en vérité, qu'il habitait tout simplement chez le Commandeur ? Ou que le Commandeur mort avait élu résidence chez lui ? La confusion entre les lieux, dont nous parlions plus haut, n'est plus ici le résultat d'un sacrilège, mais un état de fait, et un mystère. En conséquence, et nous l'explorons pendant toute la fin du spectacle, un trouble s'installe : quel est le degré de réalité de ce palais psychédélique ? Est-il la scène d'une action véritable, ou la projection d'un esprit halluciné ? Un peu de l'un et de l'autre ? Une bascule de l'un vers l'autre ? La dimension fantastique du Dom Juande Molière est assumée, mais son origine, sa nature, sa signification, deviennent insaisissables. Chacun se fera son idée, mais une chose est certaine : loin d'être une contrainte, l'unité de lieu s'est transformée pour nous en un terrain de jeu aux potentialités innombrables.

 

 

 

Carnet de bord #12 > Dom Juan ou Le Festin de pierre > Isabella Olechowski, comédienne de la Séquence 9 de L'Académie de l'Union

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