Le clown des marais

Je suis né dans la forêt, à couches d’espoirs de mousses et d’haleines de baies vineuses. Les racines ne faiblirent pas à mon éducation, m’accostant à la terre en m’apprenant la cendre des morts qui nourrirait mon sang. Au commencement, les écorces  impudiques des arbres clamèrent ma liberté. Au commencement, les lianes humides aux senteurs illégitimes m’apprirent ma pauvreté. Les feuilles hachèrent mes yeux d’un vert de sinope, donnant à mon regard l’héritage des armoiries  mourantes d’un monde que je devrai chanter jusqu’à cécité.
Puis les mots s’accrochèrent à ma peau par l’amour carnassier d’herbes aux lancéoles aiguisées qui tatouèrent sur mon corps le fait-noir de ma condition.

Habillé de ces hiérogrammes de larmes, j’ai, par le chant des oiseaux, ascendé le temps à un horizon rebelle qui ne s’accommoderait d’aucun mur, d’aucune porte, d’aucune fenêtre.
Alors déplié de moi-même, je fus la forêt allant de la lizière d’une chimère de sauvage jusqu’aux marécages de mon humanité.

Comme vous le voyez, pour commencer, tout cela n’est pas si drôle. C’est même un peu fastidieux.

Vous pourriez me croire atteint d’une mythomanie d’explorateur, errant dans la forêt, les yeux perdus dans le placenta de sa genèse. Un homme enfiévré de lui-même qui n’aurait d’autres buts que d’avancer au soleil, à grands coups de sabre, pour se frayer un chemin dans l’enchevêtrement de ses peurs. Un impaludé de désirs imaginaires, frappant toutes les ombres autour de lui jusqu’à s’effondrer d’épuisement, dans l’espoir érotique de s’offrir en sueur à la sombre nuit d’insectes anthropophages qui lui dévoreraient lentement le crâne.

Bref, un esprit en délire qui chercherait à s’évacuer de la marche du monde, car il refuserait de le reconnaître pour ce qu’il est. C’est à dire un paradoxe où vivre est une fable qu’il faut sans cesse allumer et sans cesse éteindre pour ne pas se coaguler de froid ni s’embraser de lumière.
Il faut accepter ce qui est, ou alors le maquiller pour le rendre plus présentable. Parfois je regarde mon visage, il est comme l’une de ces vieilles maisons coloniales rongées par l’humidité et les termites. Je me souviens, enfant, de ces longues nuits où j’espionnais leurs grignotages occultes, guettant le moment où la maison harassée s’effondrerait. J’avais, sous mon lit, caché un petit sac avec quelques affaires dont je faisais chaque fois l’inventaire avant de me coucher. La fenêtre de ma chambre était toujours ouverte. J’étais prêt, à tout moment, à sauter par la fenêtre pour échapper à cet effondrement qui engloutirait le petit monde que ma mère et mon père avaient tapissé autour de moi. Un petit monde de châteaux, de champs de bataille, de naufrages, de panaches amoureux, de drôleries héroïques, qui était exclu de sa grandeur par une modernité faucheuse d’illusions chevaleresques.

Je suis un baptisé des ruines.

Encore mon clown pratique  le souvenir de ces testaments olographes.

Je me maquille avec cette inconvenance vaniteuse de combattre le temps. Je suis cet enfant qui embrasse son vieillard avant de s’endormir dans ses bras ; car tous deux dorment dans le même lit et croient, avec une confiance naïve, tenir le pont où reflue cette débâcle reçue en droit de mainmorte.

Se maquiller est une occupation qui n’est pas très raisonnable, mais qui a cet avantage de me faire disparaître derrière la brume d’une douce mélancolie, ce qui, pour mes semblables, est plus prudent que d’étaler ma fureur dans une glaire de mots impardonnables où jargonneraient les fantômes de mon ascendance. Par conséquence, je n’aime pas les miroirs, car s’y reflète le capharnaüm d’une généalogie qui prend forme dans les traits de mon visage et dont je doit subir l’érosion chaque jour.

Me maquiller statufie un instant cette malédiction de me voir disparaître de ce monde où la sorcellerie des mots s’éteint dans l'atonie d’un jouir au plus-que-parfait.

Lorsque je disparais sous le blanc de mon clown, je puis me reposer à nouveau, allongé dans un hamac sur la véranda de bois et profiter des senteurs de canne à sucre, de géranium, de vétiver et de l’humus de rêves anthropiques qui firent gonfler ma langue et mon sexe.

Il faudrait simplifier, rendre tout cela plus audible, ne plus utiliser cette langue de tourbe qui cache l’essentiel et ne s’exprime que par petites bulles de gaz, mais je ne peux pas. J’aime la complexité de mon fumier. Je m’y vautre, comme un sanglier dans sa souille, pour me débarrasser des parasites de l’existence. Je peux vous faire aveu que je baise avec les mots en me frottant furieusement contre les troncs des arbres pour enfanter des bourgeons de printemps à la pointe de mes tétons.

Pour échapper à l’encampement de soi, il faut parfois, de l’élégance d’un silence, extirper la dignité d’un blèsement où l’âme s’articulera plus librement.

Ma langue, celle de mes premiers jours, s’est disloquée dans des pantomimes acrobatiques. C’est devenu une ravauderie qui fait le cabri et danse au bord des gouffres en se donnant des airs de farfelus ahuris. J’en ai élucubré une nouvelle. Une langue d’épouvantail qui a dérobé ses os à des morts, ses muscles à des baiseurs de raque, sa peau à une voute étoilée.

À quoi bon me direz vous ? Pourquoi donc se vêtir de penaillon comme prédicat d’une destinée muette ? Acceptez cela comme la résignation étranglée d’un homme au milieu d’un pont qui ne sait quelle rive rejoindre. Peut-être d’ailleurs n’y a-t-il pas de rive ? Peut-être n’y a-t-il qu’un pont entre une ébauche et un dénouement ? Un pont traversé par des fantômes, à qui je demande l’aumône. Acceptez cela ou ne l’acceptez pas. Après tout cela ne vous regarde pas. Chacun fait comme il peut et s’amuse du bégayement de son conjoint comme preuve solide de la fluidité de sa vérité.

Je ne vous fais aveu de rien. J’en suis bien incapable. Ne prenez pas ce que je vous dis pour argent comptant. Demain je pourrais vous dire autre chose. Il n’y a pas de constance pour un épouvantail. Il s’agite en fonction du vent et grime son visage avec de l’eau de pluie.
Un jour je me suis endormi. Un jour je me suis réveillé. Un autre jour je m’endormirai. Un jour je n’aurai plus à penser à l’autodafé des nuits posthumes qui brulèrent cette charité d’être en vie. En attendant, je trompe la vigilance de la mort en riant comme un feu sous la cendre qui voudrait tromper la minutie d’un marmiton de cuisine.

Revenons à ce clown. Ce clown de sapin qui fait reprise de ma vie. Ce clown parleur qui fait fantaisie du substantif de ma liberté.

C’est un diable avec qui je vis. Il n’a pas beaucoup d’humour. La drôlerie n’est pas sa raison d’être. Certes, ses cabrioles peuvent être amusantes. Qui ne rirait pas de voir un démon jouer à l’enfant ? Qui ne se moquerait pas de l’accoutrement d’un zouave disloqué ? Moi aussi, je ris de ce facétieux qui tisonne mon corps pour l’empêcher de construire une mémoire décente. Je ris pour ne pas me laisser dévorer par ce diableteau qui taille, sans compensation, un habit trop grand et trop lourd pour ce maigrelet nu que je suis. Joyeuse malédiction que d’être habité par un tailleur des enfers. Mais l’habit me va si bien que je suis bien obligé de le porter. J’ai ici la complaisance d’une coquetterie à faire d’un pyjama, le saint-frusquin d’un roi sans sujet.

La nature de ce clown est un pléonasme. Il a le blanc d’une chambre d’hôpital où je soigne l’enfermement d’un visage qui ne sait plus ce qu’il est depuis qu’il ne sait plus ce qui fait la frontière entre l’atrocité d’être et la beauté d’exister.

Sa première apparition eut lieu à l’année de mes treize ans. Un professeur du collège avait organisé un ciné-club auquel je m’étais porté volontaire comme projectionniste. Le cinéma était pour moi une curiosité, je n’avais vu que très peu de films et la télé n’était pas encore venue chambouler les meubles de la maison. J’étais avide de ces images qui figeaient le temps dans un mouvement. Je croyais que la fonction de projectionniste me permettrait d’immoler les heures molles que je perdais à regarder l’horizon. Si je pouvais comprendre cette machine, l’éternité d’un instant n’aurait plus de secret pour moi. Le premier film que je projetai fut La Marche des soldats de bois de Laurel et Hardy. Un film de 1934 de Gus Meins et Charley Rogers. J’avais beaucoup ri. Un rire que je ne connaissais pas. Un rire d’oiseau fou, un rire de rapace heureux d’être le glaive joyeux du ciel. Le deuxième film fut Nutch and Nebel d’Alain Resnais. Je ne savais pas ce que je projetais. Je ne savais pas en écoutant la voix de Michel Bouquet que mon oiseau allait tomber du ciel les ailes en flamme, qu’il ne pourrait jamais ressusciter de cette épreuve. J’ai appris plus tard que Michel Bouquet gardait de cet enregistrement un souvenir humiliant. Mais qu’importe, ici, là et désormais, je serai le projectionniste d’une mémoire qui m’arracherait la langue, d’une peur qui tapisserait mon corps de clous rouillés, d’un innommable qui déposerait une cendre froide dans mes yeux. Un autre rire apparut. Un rire de terreur qui mordit ma langue et souilla ma salive. Pour ne plus l’entendre je me suis déchu du pardon dont on avait porté l’espérance en goutte d’eau bénite sur mon front. Je n’étais qu’un enfant mais je ne pouvais déjà plus être un homme ; et ne pouvant plus être un enfant j’abandonnerai un jour mon corps d’homme qui serait ramassé par ce Clown. En attendant, je n’étais qu’une carcasse errant dans un charnier. Les heures molles furent remplacées par des heures mortes.  L’horizon me regardait et je baissais les yeux de honte.
Le courage est chez moi la fureur des dernières heures d’espoirs. Je tiendrai au dernier sang. Je périrai dans un rire. Je serais coquet aux grossièretés de l’histoire. Je toiserai les fatales nuées avec arrogance. Je me montrerais dérisoire lorsque l’horreur deviendra une utilité. Je ferais l’idiot et m’accorderai le luxe de refuser le royaume des cieux offert aux impuissants. C’est ce que je me répète chaque matin en me levant et chaque matin je m’oblige à y croire.

J’ai pratiqué la comédie des claques, des algarades solitaires, des coups de pied au cul, des mandales gratuites, des torgnoles de breneux, des bastonnades rédemptrices, des rossées vengeresses, je me suis cogné dans tous les sens afin de me réveiller de cette hébétude vaniteuse. Ces horions ne m’ont rien offert. Ce n’étaient que les passages à tabac d’un pitre malheureux qui se figure être joyeux en souriant aux gifles de son insignifiance. Mais à force de pratiquer cette hygiène de corniaud, ces mauvais traitements sculptèrent un masque souriant et grinçant. Aujourd’hui sa mimique est la grimace d’une mémoire aux associations incontrôlables qui embrouillent mon rire et mes sanglots dans une moue hilare dont je suis, cousu de fils blanc, la marionnette sans visage.

C’est un peu désespérant ce que je vous raconte. C’est creuser un trou en essayant de le remplir. C’est apparaître dans la lumière en tâtonnant dans l’ombre. Je n’ai pas l’humanité tolérante qui conviendrait à cela. Cela de badiner. Cela de faire fleurette d’un amour en goutte d’eau. Cela de faire fantaisie d’ignorance. Cela d’être le bouffon d’une morale incontinente. Je ne sais pas jouer l’inutile d’être un homme qui marche en regardant ses pieds. Je n’ai pas la volubilité folâtre de faire un pas sans m’inquiéter qu’un cadavre git sous mon pied. Je boite en m’appuyant sur la dépouille blasée d’une vie heureuse qui boit la résignation de son siècle en faisant le boniment de sa publicité. Tout sourire, je trinque avec vous au cristal de cette monstruosité qu’aucun divertissement ne pourra épuiser.

Il faudrait aimer et jouir sans relâche de ce verbe. Aimer un arbre lorsqu’il peine à bourgeonner, aimer un mot lorsqu’il hésite à se prononcer, aimer un instant lorsqu’il refuse de disparaître, aimer un autre lorsqu’on souffre de ne pas le rencontrer, aimer à faire de ses os les fagots d’un brasier, aimer l’azur à l’absolu d’une étreinte manquée, aimer à s’en renverser le cœur, aimer à ne plus savoir qui on est. Aimer la vie sans rien lui refuser. Et puis chanter, et chanter encore et encore le triomphe d’être ce métal vivant forgé par  l’impératif de ce verbe qui nous adjuge d’exister.
Moi dont les tendons sont rouillés, moi dont l’étiolement est l’étoile de ma modernité, moi qui ne suis qu’un hôtel de fantômes, je veux donner un grand banquet, inviter des inconnus à boire, à rire, à me dévorer.

Il est tant de violer l’antique injustice d’être né de la nuit ! J’ai pris le parti de la vie. Je lui resterai fidèle que m’importe les amours défunts d’un soleil peureux de se consumer. Que m’importe à moi dont le nom est secret. Que m’importe à moi dont le nom est une révolte oubliée. Je suis le clown dont l’art est de s’évader. Il hurle et j’hurle avec lui ! Je suis le clown !

J’hurle ma peau ! J’hurle ce monde qui voudrait m’emprisonner ! J’hurle et je disparais ! J’hurle et j’apparais ! J’hurle et hurlerai ma liberté !

Aux vents mauvais, il ne faut pas avoir peur de se traverser !

Animal ! Animal ! Animal ! Je ferai civilisation de ce que vous abandonnez.

Videz les arçons ! Videz les arçons mes amis ! Car la rivière est longue pour les pierres qui font berge de leurs émotions. D’où venez-vous ? Où allez-vous ? Ces questions n’ont plus de sens aujourd’hui que la rengaine de la haine reprend ses refrains de garce. Ignore-la cette célimène à la gueule déchirée. Ignore-la ! Celle qui assure sa prospérité dans le lit de tes petites idées et t’étourdit de caresses en t’enroulant dans ton sang. Au besoin, fais le rossignol. Enlace-toi du vent ! Fais l’amour à la pluie ! Ou boit mon garçon car tout se boit dans ce monde. Occupe ton présent par ce plaisir qui se sert sans désir. Sois heureux cent fois d’augmenter ta lumière en consumant ton foie. Brise le joug d’une lâcheté trop fière et confie ton âme aux anges des tonneaux. Accueille toutes les apparitions de ce Clown et soutiens-le  d’un verre de vie. Souviens-toi qu’il te faut imiter le Dieu de la treille  pour que le Clown s’habille, pour qu’il se lève, qu’il parle et qu’il dompte tes sens contrariés. Trop-temps s’arrête d’une audace qui fait climat de ta peau. Ivre de tes saintes vapeurs, tu sais tout du vide lorsque tu as bien bu ! Au reste ce Clown n’est que le ruisseau de la mémoire des Dieux qui s’écoule dans tes veines pour vaincre le pucelage d’aimer à la fureur de vivre sans bruit.

À boire ! Bon dieu à boire ! D’un long trait soyons ivres de beauté ! À boire ! Bon dieu à boire ! Je ne peux exister sans toi. À boire ! Bon dieu à boire ! Je quitte ce marais ! À boire pour le  Clown qui s’étourdit de ne plus mettre sur le grabat la possible raison de parler. Clown de moi, c’est dans l’impossible que j’habite. C’est un vêtement de jour et de nuit. C’est une maison de terre et de pluie où la boue malaxe l’homme, creuse sa bouche pour en faire le puits d’un jouir infini. Clown de moi, encore comme encore Clown de moi. À boire ! Bon dieu à boire !  À soif de toute ton eau, encore comme encore, car je ne peux vivre encore sans être le clown de ton ruisseau, encore comme encore, car je ne peux vivre encore sans être le clown du ruisseau.

Loin vers l’infini s’étendent
Les grands prés marécageux.
Pas un seul oiseau ne chante
Dans les arbres secs et creux.

O, terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher.

Dans ce camp morne et sauvage
Entouré de murs de fer
Il nous semble vivre en cage
Au milieu d'un grand désert

Ô, terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher.

Bruit de chaines et bruit des armes,
Sentinelles jour et nuit,
Et du sang, des cris, des larmes,
La mort pour celui qui fuit.

Ô, terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher.

Mais un jour dans notre vie,
Le printemps refleurira
Libre alors, ô ma patrie,
Je dirai tu es à moi.

Ô, terre enfin libre
Où nous pourrons revivre
Aimer.

 

 

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