Entretien avec Elodie Bordas

 

S’agit-il de votre première collaboration avec Jean Lambert-wild ?

Oui. Savez-vous comment nous nous sommes rencontrés ? Nous étions, avec le metteur en scène Christian Geffroy Shlittler en représentation à la Chaux-de-fond, et il nous fallait jouer devant des directeurs de salle. Jean Lambert-wild a vu la représentation, un peu par hasard. Nous avons ensuite mangé tous ensemble, et il a annoncé, « Je vous prends ». Evidemment, j’étais un peu incrédule… Mais cela s’est vraiment fait ! Nous avons joué à Caen en octobre dernier, dans le cadre de la présentation de saison. Et ça a vraiment été la rencontre.

Qu’entendez-vous par là ?

Et bien, vraiment, deux insupportables, deux clowns se sont trouvés ! Je vais vous donner un exemple. Un jour, pendant ces représentations, mon ami qui travaille aussi sur le projet me dit : « Jean va faire un truc bizarre, il faut que tu écoutes ce qu’il dit pendant la présentation de saison… ». Et en effet, pendant la présentation, Jean Lambert-wild s’est mis à raconter qu’il y avait dans le spectacle une comédienne qui était championne de ping-pong, et qu’elle avait développé une technique de jeu très particulière après cette immense carrière dans le milieu du tennis de table…! Je me suis dit qu’il n’allait pas s’en sortir comme ça ! Après quelques soirées mémorables passées avec toute l’équipe qui se finissaient toujours en joutes verbales entre lui et moi, je me suis dit qu’il n’était pas question que je parte sans une surprise. Alors le dernier soir, pendant que Jean Lambert-wild faisait sa présentation de saison, je l’ai interrompu, je lui ai demandé de s’asseoir au premier rang, et je lui ai rendu une espèce d’hommage, devant les spectateurs ! Après ça, il ne savait plus quoi dire, et pour que lui ne sache plus quoi dire…! Il nous a paru évident qu’il s’agissait d’une vraie rencontre. Et c’est Jean Lambert-wild qui, à la fin de l’année 2013, m’a proposé de monter Me in front of me. C’est une proposition folle pour moi, car il s’agit de mon troisième Richard III, sachant que le deuxième a été interrompu avant la première pour cause de dramatique conflit au sein de l’équipe…

Connaissiez-vous le travail de Jean Lambert-wild au préalable ?

Très peu, et c’est ce qui rend notre collaboration très intéressante. Je n’ai jamais été spectatrice de son travail, j’ai dû à travers Internet m’en faire une idée, et c’est alors que j’ai découvert que c’était un théâtre très en relation avec la technologie, une forme de théâtre que je ne connais pas, car je n’ai jusqu’à présent pas du tout travaillé de cette façon-là. J’étais fascinée, curieuse, mais une curiosité à laquelle j’avais très peu de réponses, en me demandant si ça allait me plaire, cet univers-là… Notre résidence à Austin a été une excellente opportunité pour commencer à répondre à ces questions.

Pouvez-vous m’en dire plus sur cette découverte pour vous de la technologie ? Comment l’intégrez-vous à votre travail de comédienne ?

J’ai d’abord trouvé que la place de l’acteur n’était pas tout à fait la même. En outre, Jean Lambert-wild m’a proposée d’être plus qu’une interprète, et de vraiment être collaboratrice du projet, au même titre que Lorenzo Malaguerra, Gerald Garutti, Jean-Luc Therminarias et Stéphane Blanquet. Cela sous-entend que je vais avoir un regard sur le tout, m’intéresser à l’adaptation que nous allons faire ensemble, au côté visuel du spectacle, et du même coup essayer de comprendre la technique. Car à Austin, ça m’a tout d’abord semblé appartenir à deux mondes distincts : je regardais de loin les expérimentations technologiques que Jean Lambert-wild et son équipe menaient, en me demandant comment j’allais moi pouvoir jouer avec ces personnages, ces fantômes qui apparaissaient… À force, toutefois, mon imaginaire a commencé à se construire avec la technologie, et maintenant ces fantômes sont de réels partenaires de jeu.

Il est vrai que dans le travail de Jean Lambert-wild, la technologie est utilisée en vue de repenser un langage théâtral, elle est absolument imbriquée à la dramaturgie.

Exactement, et c’est ce qui m’a plu… Il ne s’agit pas seulement d’effets qui seraient plaqués sur un écran en fond de scène. D’où l’importance qu’il a accordé au fait que je l’accompagne à Austin, alors que je n’étais au départ qu’interprète. Monter Richard III à deux est un projet qui a ses limites ; avoir recours à ces personnages va multiplier les possibilités, et rendre compte de l’univers un peu fou, cauchemardesque, dans lequel est enfermé notre Richard III.

Vous parlez d’adaptation, que vous associez à la technologie. Comment pensez-vous cette transposition d’un classique, dans le monde et l’esthétique très personnels de Jean Lambertwild ?

Jean Lambert-wild m’a expliqué que le plus grand Richard III qu’il ait vu était celui de Matthias Langhoff, or je pense qu’il est difficile de monter une pièce quand on en a vu une version qui nous a complètement satisfait. Mais là où justement il n’y aura pas de comparaison, c’est qu’il va s’agir d’un Richard III à sa manière, très personnelle, au travers de l’esthétique qu’il développe dans chacun de ses projets. Je trouve superbe cette opportunité d’explorer ce frottement entre un classique et des moyens contemporains. J’aime énormément les auteurs, notamment Shakespeare, qui vraiment me fascine et me donne envie de jouer. Mais il est vrai qu’il n’est pas évident aujourd’hui de monter des oeuvres aussi importantes que celles-la. On en voit tellement de versions, il est difficile de trouver les bonnes raisons de les monter, pour parler d’aujourd’hui. J’ai le sentiment ici que nous allons pouvoir réunir tout cela : partir de Jean Lambert-wild, de son clown, de tout ce qu’il a construit durant toutes ces années. 

Ce projet de monter Richard III a connu plusieurs phases de développements… et finalement, la boucle est bouclée : c’est le clown de Jean Lambert-wild qui va apparaître sur scène. Quelle est votre relation avec ce clown, et le fait qu’il fasse partie de ce que Jean Lambert-wild nomme son autobiographie fantasmée ?

C’est une question qui prend bien la mesure de la difficulté de cette tâche… Il y a eu un moment, lors de la résidence à Austin, où soudainement je n’ai plus su quelle était ma place, tout était très fragmenté. Je voyais l’intérêt de la technique, l’effet que ces personnages allaient pouvoir avoir, la dimension onirique… Je voyais très bien son clown, à force d’entendre Jean Lambertwildm’en parler, je le voyais et j’en étais touchée, cette dimension autobiographique est très forte, et je voyais en outre le désir de Jean Lambert-wild que nous travaillions ensemble. Mais je n’arrivais pas à relier tous ces points. C’est fou que vous me posiez cette question : car quand Jean Lambert-wild m’a dit que c’était son clown qui allait incarner Richard III, je me suis dit :« mince, son clown existe déjà, il a déjà une vie… comment vais je pouvoir trouver le mien ? » Et, en lien avec notre rencontre, et au fait que nous nous voyons comme de probables alter egos, tout à coup cette idée est apparue que j’en devienne un double. J’ai trouvé que ce jeu de miroir pouvait être intéressant mais je ne voulais pas apparaître comme une pâle copie. Je me suis alors dit qu’il me fallait peut être trouver mon clown. Mais comment trouve-t-on son clown ? Suffit-il de décider de se peindre le visage, de s’habiller d’une certaine manière ? Je pense que ça doit venir de quelque chose de plus profond. Et puis il m’a fallu lui avouer que je n’aime pas particulièrement les clowns ! Pour moi, de par leur maquillage, d’emblée, ils disent que tout est permis, dans l’excès. Et cette surabondance… c’est comme s’il y avait quelque chose qui s’annule.

Mais vous continuez cependant à n’être que deux sur scène, en miroir l’un par rapport à l’autre…

Oui ! Et ce que Jean Lambert-wild avait aimé dans le projet dans lequel il m’avait vu jouer : nous reproduisions différents univers de jeu, dans un travail de copie, et il m’a donc vu incarner des formes de jeu et des personnages très divers, alors que lui-même se sent au contraire unique dans son personnage, dans son clown, duquel il ne veut pas sortir. Il a aimé chez moi cette multiplicité. Et au fil de discussions sur notre intérêt pour le théâtre, cela m’a ramenée à mes premiers élans, à ce qui me fascine vraiment. Mon amour du théâtre est vraiment parti du déguisement : apparaître toujours différemment. Or si nous partons du principe que Jean Lambert-wild va jouer Richard III et que je joue tous les autres personnages, alors c’est là que se trouve ma place. C’est là aussi que j’ai trouvé quelle relation je pouvais avoir avec la technologie : c’est moi qui vais la faire apparaître. Elle n’arrive pas comme quelque chose d’extérieur, je serai une sorte de magicienne qui est là pour permettre au clown de jouer cette histoire. Ce que je trouve intéressant, c’est que cela veut aussi dire ne pas incarner véritablement les personnages, ce qui n’empêchera pas la sincérité dans le jeu, mais va permettre des extravagances, un jeu libéré, très grand. 

Et de vraiment mettre en relief le fait qu’il s’agit d’un Richard III à quatre mains, tout un univers déployé par un clown et son double. Il ne s’agit pas du clown et d’une multitude de personnages, mais de deux personnages dont l’une qui incarne une multitude de fantoches, de marionnettes, pour créer cet univers.

Exactement, et cela permet aussi de proposer un personnage de Richard III différent. Richard III est souvent représenté comme quelqu’un de très puissant, charismatique, furieux aussi. Jean Lambert-wild suit la piste de la mélancolie, quelque chose de plus éteint, de plus en dedans. Et tout à coup, qu’il y ait cette vitalité diminuée, sur ce lit d’hôpital, permet que les personnages autour soient, eux, très puissants et très grands. C’est faire exister Richard III mais à travers les autres, tout le monde va projeter des choses sur lui. Il est intéressant de se dire qu’il ne va pas jouer un furieux, un monstre, mais que ce sont les autres qui créent le monstre.

Je trouve très intéressant que Jean Lambert-wild en soit venu à se dire que le clown devait jouer, et que du coup, il le force à s’ouvrir et s’interroger…

En effet, il va devoir le faire dialoguer, le faire regarder, découvrir comment le clown entre en relation avec l’autre. C’est aussi en cela que le titre résonne : Myself upon myself… À partir du moment où son clown n’est plus seul, il est regardé par quelqu’un. Il entre vraiment en relation. Or, l’autre peut aussi être le miroir de ce que l’on est : comment on se voit et comment les autres nous regardent, ce qu’on voit de soi a travers le regard des autres. Pour moi, c’est ce que veut dire Myself upon myself: il y a face à lui quelqu’un qui va réagir à ce qu’il est, l’aider ou le faire rire, le transformer à certains endroits… et il est intéressant que cela apparaisse en sous fable à Richard III.

Il est fascinant que vous vous soyez trouvés ! Pour Jean Lambert-wild, les collaborations et les rencontres arrivent quand elles doivent arriver, à la fois par chance mais jamais totalement par hasard. Il est intéressant qu’il m’ait décrit cette rencontre quasiment dans les mêmes termes que ceux que vous venez d’employer !

La confiance qu’il accorde aux rencontres est vraiment très belle. C’est lié à sa curiosité et c’est quelque chose qui me plait beaucoup, parce que malgré son expérience et son savoir-faire, il a cette curiosité de vouloir, exactement comme dans la pièce, être changé par les autres et par les rencontres qu’il fait, et je trouve cela vraiment extraordinaire.

De cette rencontre naît donc votre collaboration, qui est encore une fois un principe auquel Jean Lambert-wild est très attaché. Ce sont ces conditions qui font de ces collaborations un environnement où on se sent libre. Ce n’est pas éloigné de la façon dont je m’inscris, moi même, dans ce projet : en tant que chercheuse, j’ai toujours bénéficié d’une immense marge de manoeuvre, construite sur un vrai rapport mutuel de confiance. Pour vous, cette collaboration va aussi se traduire par une expérience du plateau différente. Avez-vous surtout une expérience en tant qu’interprète, ou avez vous aussi une expérience d’écriture de plateau ?

J’ai une expérience très limitée de l’écriture de plateau. C’est la première fois, vraiment, comme cela. Pour moi le métier de comédien ne consiste pas à être seulement interprète. Pour que les choses soient bien faites, il y a un moteur à enclencher, à l’intérieur de mon imaginaire et de ma sensibilité. Il est important que cela reste toujours un échange, sinon les choses sont faites mais pas ressenties ou comprises intrinsèquement. Sentir de grandes affinités est une condition préalable à ce genre de collaboration. C’est la première fois que je vais avoir une telle marge de liberté et d’expression dans le processus même de travail, et j’en suis vraiment ravie, c’est une grande chance pour moi. C’est d’une grande richesse et participe à un idéal de répétition que j’ai : ce qui va naître n’aura pu être anticipé par aucun des collaborateurs de l’équipe : c’est l’association, l’échange, l’assemblage, d’univers et de sensibilités, de pensées, qui va permettre quelque chose dont personne auparavant ne pouvait avoir le détail, tout en conservant le caractère et l’esthétique très particuliers à Jean Lambert-wild.

Jean Lambert-wild est intéressé par l’idée de travailler à une traduction et une adaptation qui soient proches de l’anglais mais aussi proche de son univers poétique. Qu’est ce qui vous intéresse dans Shakespeare et son rapport à la langue ?

Parler de rapport à la langue me fait un pincement, car c’est quelque chose d’important pour moi et la question de la traduction est toujours un problème. Ce que j’aime particulièrement chez Shakespeare, c’est la puissance des enjeux. Pour moi il y a vraiment dans le langage, et dans les enjeux de la fable, quelque chose d’énorme à soulever. Il y a vraiment du théâtre là-dedans, physiquement. Shakespeare ne peut se passer d’implications physiques. Oui, il y a du langage, on parle beaucoup, mais ça ne peut pas se jouer, à mon avis, de manière psychologique, ce serait trop en dessous de la puissance de l’écriture. Il faut aller chercher vraiment très loin, dans les pieds, dans la terre, et en soi-même, une puissance qui fasse que les mots sonnent et que la langue soit entendue dans toute sa force. C’est un enjeu incroyable, et cela répond à la question de « pourquoi le théâtre » ? J’aime la poésie que cela véhicule, ces rapports très concrets, très lisibles, mais empreints d’une poésie qui transporte le tout, nous place dans une autre dimension et peut toucher à des endroits de notre personne qui ne vibrent pas forcement de la même façon avec d’autres formes artistiques.

 

Propos recueillis par Eugénie Pastor