Entretien avec Jean Lambert-wild

 

Pour cette création, vous allez travailler avec de nouveaux collaborateurs... Qui sont-ils ?

Gérald Garutti, avec qui je collabore sur Richard III – Loyaulté me lie, m’a présenté Marc Goldberg. C’est quelqu’un d’étonnant qui est en outre un très bon écrivain. Pour plusieurs raisons, mais notamment pour nourrir un désir de découverte et de renouveau des langages théâtraux, Marc Goldberg a quitté la France et s’est installé à Singapour. Après avoir pris connaissance de mon travail, sur Internet, Marc Goldberg a tenu à me rencontrer. L’idée au départ était que je me rende à Singapour, pour y signer une Calenture ou diriger un workshop. Organiser un tel voyage s’est cependant révélé trop compliqué, et nous avons alors commencé à travailler à une idée d'une Calenture qui prendrait une autre forme… C’est ainsi qu'est née le projet des Parapluies de Singapour, un spectacle que nous voulons totalement binational, dans le propos, dans la production, sur le plateau, mais aussi dans le processus créatif. L'idée, en particulier, est d'associer une troupe de danseurs singapouriens, avec laquelle nous élaborerons les différents tableaux, et avec laquelle je jouerai le spectacle. Il s'agit en effet d'un spectacle sans parole (sauf celles de chansons), mais qui  exige un engagement physique et une grande variété de techniques corporelles (danse, pantomime, mais aussi arts martiaux ou magie) : des danseurs semblent donc les plus à même d'interagir avec mon clown dans ce cadre, en répétition aussi bien que pendant les représentations. Alors, bien sûr, des danseurs singapouriens, par leur culture et leur formation à la fois contemporaine et asiatique, sont inconstestablement les meilleurs collaborateurs possibles pour ce spectacle.

Pouvez-vous nous en dire plus sur l'origine du spectacle ?

L’idée est venue d’une goutte d’eau qui est tombée sur mon nez. Marc Goldberg et moi-même étions en train de nous parler sur Skype, lui à Singapour, moi en Bretagne, et Marc me disait qu’il fallait que nous trouvions une solution. Il était en train de me demander si je n’avais pas une idée de la forme que pourrait prendre cette Calenture, quand une goutte d’eau qui s’était formée au plafond, sous l’effet de la condensation, atterrit sur mon nez. C’est alors que l’idée m’est venue : bien sûr ! Il nous fallait travailler avec des parapluies ! Les Parapluies de Singapour !

Pourquoi cet intérêt pour les parapluies ? Dans quelle mesure cet objet vous est-il apparu comme la solution la plus adaptée pour construire cette Calenture entre la France et Singapour ?

Les parapluies sont présents dans de nombreuses traditions. Ils sont des symboles incroyables de rébellion, de révolte ; dans le Kung-fu par exemple, on s’en sert comme d’une arme. Un parapluie protège, mais un parapluie permet aussi d’attaquer… C’est en outre un objet que l’on retrouve tant dans les cultures asiatiques qu’européennes, un objet quotidien et symbolique, chargé de messages et de signes, et qui constitue un pont entre ces différentes cultures. Le spectacle s'inspirera en partie du music-hall, dans lequel il y a une vraie tradition des parapluies : je pense à Singin’ in the Rain, ou encore Les Parapluies de Cherbourg… L'idée est de revisiter certaines de ces scènes célèbres, au double contact de nos associés danseurs singapouriens et de mon clown. Mais le parapluie fait aussi intégralement partie de la culture populaire occidentale et asiatique ! Prenez Georges Brassens, par exemple, avec son « p’tit coin d’parapluie », ou encore cette chanson incroyable d’Enzo Jannacci, « L’Ombrello di mio fratello ». C’est une chanson que j’aime beaucoup : imaginez mon clown en train de la chanter ! Mais la chanson, la danse traditionnelle ou le cirque chinois ne sont pas en reste. C'est tout cet ensemble que nous allons explorer, sans oublier une riche tradition de magie faite avec des parapluies, ou le fait que l’art du clown les intègre également.

Et votre clown s’attachera à questionner ces genres ?

Oui, il adoptera et adaptera ces traditions, en y ajoutant aussi tout ce que nous pourrons inventer quand nous commencerons à travailler tous ensemble ! Imaginez par exemple la chanson de Jannacci : mon clown arrive sur scène et interprète cette chanson. Soudain, on entend le tonnerre gronder. Mon clown se saisit d’un petit parapluie jaune qu’il ouvre pour se protéger. Or, quand il l’ouvre : il se met à pleuvoir sous le parapluie ! Mon clown se rend alors compte qu’il a cessé de pleuvoir à l’extérieur, il referme son parapluie… et à ce moment précis, l’averse se déplace et redouble d’intensité, sur lui. J’imagine très bien un tel gag à répétition, ce geste de simplement ouvrir et fermer un parapluie et que toujours, la pluie suive et tourmente mon clown. Ou on peut encore imaginer une reprise de la fameuse scène de Singin’ in the Rain, ou encore mon clown s’envolant, en un clin d’œil à Mary Poppins. Mais toutes ces ébauches seront évidemment à creuser, à développer, à réinventer avec l'équipe artistique. Le résultat est encore imprévisible, mais la matière est si riche, les directions si nombreuses et inspirantes, que j'ai peu de doutes sur le résultat !

Y a-t-il un lien entre la présence de parapluies dans l’art du clown, et le fait que vous souhaitez développer ce spectacle autour de la figure de votre clown ?

Je pense en effet qu’il y a vraiment quelque chose à faire avec mon clown, je le vois tout à fait travailler avec ces parapluies. Il s’agit de continuer à lui donner de l’ampleur, de vraiment travailler sur la question de sa codification. Depuis qu’on l’a vu en Lucky, dans En Attendant Godot, mon clown a suscité un certain intérêt. Je m’interroge en ce moment sur la question de son identité, et ce en plusieurs endroits : lorsqu’il incarne Richard III, dans Les Fourberies de Scapin, dans les Calentures… C’est actuellement de la construction de cela dont nous nous soucions : mon clown est en train de se développer et de s’internationaliser. La rencontre de mon clown avec des danseurs singapouriens autour du parapluie est une nouvelle étape dans cette direction. Et j'espère bien qu'il en sera de même pour eux... 

La présence du parapluie dans les pratiques scéniques populaires occidentales fait absolument sens avec votre clown. Mais comment la présence du parapluie dans les pratiques du Kung-fu auxquelles vous faisiez référence, résonne-t-elle avec votre clown ?

Il existe une vraie tradition du Kung-fu exécutée avec un parapluie, et on rencontre différentes écoles. Dans ces cas-là, le parapluie devient une arme, un objet avec lequel on se défend, mais avec lequel on peut aussi attaquer. J’aimerais beaucoup voir comment je peux intégrer ces traditions de Kung-fu au travail de mon clown, pour mettre en avant cet effet de décalage qui ne manquerait pas de se produire. Mais je ne serai pas seul au plateau : il s'agira en fait d'une triple collision, entre une tradition chinoise, des danseurs contemporains singapouriens, et mon clown ! Je dois dire aussi que ces scènes mythiques de combat avec un parapluie sont liées pour moi à des souvenirs personnels ! Je me souviens par exemple, enfant, regarder les films produits par Shaw Brothers (qui ont eu des studios à Singapour, pas seulement à Hong Kong) : mon ami David et moi nous en régalions sur Télé Free Dom, une chaîne alors spécifique à l’Ile de la Réunion. Elle diffusait alors des films qu’on ne voyait pas en France, qui se sont popularisés en Métropole dans les années 2000 mais que nous regardions en 1985 !

Comment imaginez-vous faire cohabiter tous ces éléments dans votre spectacle ?

L’idée serait de monter un spectacle un peu fou qui soit une succession de lazzi, composé à partir des traditions du clown, du music-hall, de la danse et de la magie. Cela nous donnera une certaine flexibilité en termes de production et de création, d’autant plus que nous travaillons de manière internationale. On peut imaginer une multitude de tours et d’astuces, il s’agit vraiment de jouer et de nous amuser avec cette truculence-là. Et de développer une vraie variation sur les parapluies, une variation poétique et burlesque, qui intégrerait chant, danse, magie, et peut-être un peu de poésie.

Qu’est-ce qui vous inspire dans cette idée de travailler à partir de formes courtes ?

Outre les raisons artistiques qui le motivent, ce format constitue une réponse à des problèmes concrets de production : il est plus difficile d’organiser et de financer un spectacle entier, surtout entre Singapour et la France… Dans ces cas-là, la question de la recherche artistique passe souvent par un besoin de construire et d’expliquer quelque chose qui n’existe pas encore. Or, dans un domaine comme celui-ci, on ne peut pas tout dire ! Il faut inventer, chercher, mais en gardant des surprises. C’est un peu comme un spectacle du clown Slava : on ne peut pas tout révéler, il faut se laisser conquérir par la beauté et la poésie de chaque moment. On ne connaît pas encore l’horizon de cette expérience. L’idée pour le moment, c’est de monter ce travail par petites étapes, pour arriver à produire un spectacle entier, d’environ une heure et quart, et que cela devienne une évidence. 

Propos recueillis par Eugénie Pastor 

11 juin 2015