Carnet de bord #1 La Chanson de Roland

Par Jean Lambert-wild & Marc Goldberg

 

Lorsque Gramblanc, le clown blanc de Jean Lambert-wild, s'est confronté à En attendant Godot de Beckett, à Richard III de Shakespeare ou au Dom Juan de Molière, il devait s'emparer d'un personnage taillé pour le théâtre. À chaque fois, une dialectique se mit en place, entre la logique théâtrale du personnage et le fonctionnement poétique du clown blanc, dont émergea une vision renouvelée de Lucky, Richard, ou Dom Juan. Dès le départ, il nous a semblé certain que le travail sur La Chanson de Roland serait différent, puisqu'il s'agissait cette fois d'une chanson de geste, non d'une pièce, et que Gramblanc n'interpréterait pas un personnage prédéfini, mais devrait jouer ce texte, le rendre vivant. 

Il fallait donc aborder les choses autrement, trouver un fil conducteur qui permette à Gramblanc de véritablement incarner La Chanson de Roland, pas simplement, comme c'est trop souvent le cas, de la donner à entendre. Pour y parvenir, nous sentîmes qu'il fallait repartir du texte, de ce que nous éprouvions de potentialités dramatiques quand nous le lisions, de ce qui pourtant aujourd'hui peut rendre ce poème si lointain, sinon même apparemment poussiéreux. Une évidence s'imposa alors à nous. On dit souvent que La Chanson de Roland est le premier chef d'œuvre de la littérature française. Peut-être, parce qu'ont survécu plusieurs manuscrits médiévaux de ce récit, qui nous ont transmis l'épopée de Roland, en particulier sa mort pendant la bataille de Roncevaux. Mais ce qui nous intéressa, ce qui nous inspira et allait nous guider, c'était une autre dimension, un peu cachée parce que perdue, et pourtant à l'origine de ces extraits étudiés sur les bancs de l'école : la chanson de Roland fut d'abord et avant tout la matière de spectacles vivants donnés par ces artistes complets qu'on nommait alors troubadours, jongleurs ou ménestrels. Or qui sont-ils donc, ces jongleurs ? Voici la première vraie question à laquelle il fallait nous confronter si, vraiment, nous voulions faire revivre La Chanson de Roland sous la forme d'un authentique spectacle, non d'un récital poétique plus ou moins maquillé en représentation.

La réponse est loin d'être simple. Sans doute fallait-il même renoncer à toute exactitude, à toute vraie définition – se contenter d'une sorte de catalogue à la Prévert, comme le fait Edmond Faral en commençant son Histoire des jongleurs, bateleurs et saltimbanques au Moyen Âge (1910), ouvrage centenaire qui fait toujours référence[1] :

Qu'est-ce qu'un jongleur ? 

C'est la première question qui se pose au début d'un livre qui  prétend être une histoire des jongleurs, et elle ne laisse pas d'être embarrassante. Supposons, en effet, que nous répondions : « Un jongleur est un être multiple : c'est un musicien, un poète, un acteur, un saltimbanque ; c'est une sorte d'intendant des plaisirs attaché à la cour des rois et des princes ; c'est un vagabond qui erre sur les routes et donne des représentations dans les villages ; c'est le vielleur qui, à l'étape, chante de « geste » aux pèlerins ; c'est le charlatan qui amuse la foule aux carrefours ; c'est l'auteur et l'acteur des « jeux » qui se jouent aux jours de fête, à la sortie de l'église ; c'est le maître de danse qui fait «  caroler » et baller les jeunes gens ; c'est le « taboureur », c'est le sonneur de trompe et de « buisine » qui règle la marche des processions ; c'est le conteur, le chanteur qui égaie les festins, les noces, les veillées ; c'est l'écuyer qui voltige sur les chevaux ; l'acrobate qui danse sur les mains, qui jongle avec des couteaux, qui traverse des cerceaux à la course, qui mange du feu, qui se renverse et se désarticule ; le bateleur qui parade et qui mime ; le bouffon qui niaise et dit des balourdises ; le jongleur, c'est tout cela, et autre chose encore » ; — quand nous aurons fourni cette longue définition, nous n'aurons pas tout dit. On pourra encore se demander : « Un jongleur, était-ce donc tout cela à la fois ? ou bien une appellation unique ne recouvrait-elle pas des industries différentes, et un jongleur n'était-il pas ou poète, ou saltimbanque, ou musicien ? » Et encore : « Pour quelle époque la définition vaut-elle ? Convient-elle à tout le moyen âge ? ou bien faut-il la réserver à un instant particulier de l'histoire ? » Ces deux questions nous avertissent qu'on doit introduire dans la définition des distinctions d'individus et d'âges : convient-elle bien, en effet, telle quelle, à tous ceux que nous nommons jongleurs ? convient-elle même à un seul ? ne se pourrait-il pas que nous eussions créé une entité, construit une sorte de chimère au moyen d'éléments rapportés et disparates ? 

Nous nous garderons donc bien de donner dès le début une définition du jongleur ; ou plutôt nous en adopterons une, mais seulement à titre provisoire : elle sera une définition d'essai, un simple guide dans nos recherches, une approximation utile, qui permettra d'attendre ; et nous dirons que nous considérons comme des jongleurs tous ceux qui faisaient profession de divertir les hommes.

Dans la suite de l'ouvrage, Edmond Faral affine, par exemple en fonction des régions et des époques, mais deux traits généraux attirèrent notre attention. D'abord ce lien fondamental entre le jongleur et le peuple, entre cet artiste polymorphe et la culture populaire. Il n'a pas empêché maints nobles d'apprécier l'art des jongleurs, et même de s'attacher leurs services en qualité de « ménestrels » (il fallait bien, tout de même, changer l'appellation...). En revanche, il a fondamentalement (à d'intéressantes exceptions près) conduit l'Église à condamner les jongleurs. Guillaume d'Auxerre, théologien célèbre du XIIIe siècle, définit par exemple le jongleur (en l'occurrence sous le nom péjoratif d' « histrion ») comme celui qui, s'inspirant des hauts faits historiques (historia rerum gestarum), les raconte de façon à soulever le rire par ses gesticulations. Or qui aujourd'hui, s'autorise à rire de tout, à transformer en hilarantes facéties la grande histoire comme les misères du quotidien, s'enracinant dans la culture populaire au risque de choquer les clercs ? Le clown, que ce soit sur la piste du cirque, au théâtre ou au cinéma.

Ensuite, autre élément frappant, même s'il est impossible d'établir quelle était la pratique effective des jongleurs, le fait est que « jongleur » désignait, au Moyen Age, l'ensemble des arts performatifs que nous distinguons aujourd'hui sous des noms différents : comédien, danseur, musicien, mime, poète, acrobate, dompteur, etc. Edmond Farral imagine qu'un processus de spécialisation, à partir du XIVème siècle, conduit précisément à l'effacement des jongleurs. Peut-être. Le mot, en tout cas, cesse en effet d'être employé, sinon pour désigner l'expert en jonglage. Mais la fonction a-t-elle pour autant disparu ? N'y a-t-il pas, dans l'histoire moderne des arts performatifs, un artiste (lui aussi toujours menacé de disparition...) qui n'hésite ni à danser ni à jouer d'un instrument, ni à jongler ni à interagir avec les animaux, ni à gesticuler ni à émouvoir, ni à divertir ni à composer ses textes, avec toujours en tête l'impérieux désir de soulever le rire ? A nos yeux, la réponse ne fait aucun doute : le clown blanc assume aujourd'hui la fonction du jongleur médiéval. 

Notre fil conducteur pour aborder La Chanson de Roland et lui redonner pleinement vie s'imposa alors naturellement : il s'agissait de creuser et d'interroger la proximité frappante entre Gramblanc et ceux qui ont composé puis incarné pendant plusieurs siècles la geste de Roland : les jongleurs du Moyen Age. Au cours du travail, qui sera évoqué dans les prochains carnets de bord, en découlèrent aussi bien les traits de Gramblanc dans ce spectacle que les caractéristiques de ses partenaires de jeu, les principes de notre adaptation que l'esthétique du spectacle, le code de jeu ou le sens politique de cette aventure car ne l’oublions pas, hier comme aujourd’hui, « La guerre est une folie. Ceux qui la font deviendront fou ! » et pourtant, et pourtant… nous titubons sans cesse à ses côtés, hagards et inconscients. 

[1]   Edmond Faral, Histoire des jongleurs, bateleurs et saltimbanques au Moyen Âge, réédité chez Arts Secrets en 2011, p.1-2.

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