Carnet de bord #1: L'Avare ou l'école du mensonge

Par Jean Lambert-wild

Cela fait maintenant plus de 12 ans que je viens régulièrement au Japon travailler au Shizuoka performing art center que dirige Satoshi Miyagi. J’ai pu y présenter de nombreuses pièces lors du Word Theatre Festival Shizuoka Under Mont Fuji, mais aussi proposer des créations qui font désormais parties du répertoire de la troupe. C’est en riant de concert avec Lorenzo Malaguerra qu’à l’été 2019 nous avons eu le désir de proposer à Satoshi Miyagi une adaptation de L’Avare ou l’école du mensonge de Molière. Cela nous était apparu comme une évidence en voyant jouer Kijima Tsuyoshi qui, lors d’une répétition de Yotaro au pays des Yokais, proposa une pantomime où s’esquissaient, dans l’ombre des mouvements de son corps tendu, la figure d’un Harpagon avec tous les rictus d’une mélancolie ladre, toutes les grimaces d’une cruauté pingre, mais surtout toutes les gesticulations d’un grigou tordant de rire. Satoshi Miyagi écouta avec attention notre proposition car, n’en déplaise aux adulateurs du génie français, Molière n’est plus aujourd’hui si connu et si joué au Japon qu’il le fut autrefois.  Depuis 1995, le répertoire du SPAC, pourtant riche de centaines de créations, ne compte que la pièce Le Malade imaginaire  mis en scène en 2010 par le metteur en scène Nozoe Seiji. 

Un article passionnant de Rikié Suzuki intitulé « Molière au Japon » nous donne un historique très clair de l’influence de son œuvre au Japon. La première apparition au Japon d’une pièce de Molière fut justement L’Avare en 1892. Il s’agissait d’une adaptation destinée à être jouée par des acteurs de Kabuki. Elle était l’œuvre du romancier Kôyô Ozaki. On put après compter quelques autres adaptations et traductions faites sur la base de traductions anglaises, mais il fallut attendre 1934 pour que soient publiés les œuvres complètes de Molière sous la direction du professeur d’université Kyôshô Yoshié. À cette époque, L’Avare fut joué avec un grand succès par l’incroyable acteur Sadao Maruyama que je conseille de redécouvrir dans le film de Mikio Naruse Ma femme, sois comme une rose (1935). Il mourut tragiquement le 16 août 1945, victime de la bombe atomique lors d’une tournée à Hiroshima. À la sortie de la guerre de nombreuses traductions et adaptions de l’œuvre de Molière furent interprétées avec une prospérité croissante. La compagnie Bungakuza joua plusieurs fois avec succès l’Avare en 1958. Cet intérêt pour l’œuvre de Molière s’accrut encore lors de la tournée au Japon en 1959 de la compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrault, puis après avec la présentation des Fourberies de Scapin par la Comédie Française. Mais il faut bien admettre que, depuis les années 1970, cet intérêt ne fait que décroître pour aujourd’hui ne concerner qu’un petit cercle d’initiés. Désormais, la postérité de l’œuvre de Molière est bien en deçà de celle de Tchekhov, Shakespeare ou même Ibsen… 

Cela m’interroge. Si le reflexe rapide et facile serait d’attribuer cette « traversée du désert » à une perte d’influence culturelle française à l’international, je crois pour ma part, que cela tient plutôt à la structure singulière de l’écriture des pièces de Molière qui nécessitent, pour être correctement entendues, de se soustraire d’une rigidité académique qui empêche les interprètes de faire entendre le subtil dosage chez Molière d’élégance et d’efficacité, de comédie et de tragédie, d’intelligence et de bouffonnerie. Les traductions de l’œuvre de Molière doivent évoluer et intégrer les enjeux narratifs des représentations sociales, politiques et culturelles de notre époque en prenant en compte le lieu où l’œuvre sera présentée. Je suis certain que la présentation d’un Avare monté avec un respect scrupuleux d’authenticité aurait au Japon un accueil critique et public poli qui n’affecterait nullement les réflexions de la scène contemporaine Japonaise. C’est ce que Akihito Hirano, traducteur le plus fécond du théâtre français contemporain et classique, a bien compris. L’audace de sa traduction de L’Avare ou l’école du mensonge s’affranchit des convenances académiques. Elle fait redécouvrir l’esprit libre de Molière. Elle permet surtout, aux acteurs et actrices de la troupe du SPAC de s’en saisir et de trouver dans le rire de Molière une conscience politique des contradictions humaines. Cela fait très longtemps que je travaille avec Akihito. Nous nous faisons une confiance mutuelle sans le besoin de tout dire pour agir. Ainsi, lors des répétitions, nous partageons nos choix d’adaptations et prenons le temps de réfléchir aux diverses perceptions culturelles qui peuvent être la cause de malentendus. Comme me le précisait il y a peu Akihito Hirano, « le théâtre occidental parle beaucoup. Un monologue est dans notre culture toujours une étrangeté car jamais un Japonais ne parle autant. ». Nous sommes donc obligés d’aller au-delà des mots, de préciser tous les enjeux des scènes, d’examiner de près la conduite de chaque personnage sans la réduire à une lecture accommodante. Et c’est là tout l’intérêt pour un artiste français de créer une pièce de Molière au Japon.

La création de L’Avare ou l’école du mensonge au SPAC sera jouée lors de représentations en après-midi à destination d’un public scolaire puis en début de soirée pour tous les publics. De nombreux jeunes de Shizuoka feront l’expérience de découvrir, pour la première fois et dans le même temps, une représentation théâtrale et une pièce de Molière. Leur regard sera donc vierge de tout attendu et de tout préjugé. Leurs rires, leurs attentions comme leurs réflexions dépendront donc de notre capacité à trouver le moyen que l’œuvre leur parvienne. Ici, je m’associe à l’enjeu politique du travail de Satoshi Miyagi qui, avec une patience et une douce constance toujours accueillante, fait vivre la devise du SPAC «Le Théâtre est une fenêtre pour regarder le monde ».

 

Show

L’Avare, ou l’école du mensonge de Molière est un fleuron du Théâtre Français écrit en 1668. C’est un...