Carnet de bord # 2 Un clown à la mer

Par Jean Lambert-wild

Enfant, je n’eus jamais beaucoup de bonheur à me rendre à l’école. Je préférais courir dans les bois et les ravines. J’avais la bougeotte et ma curiosité n’acceptait pas de rester une journée entière sur un banc. Souvent mon esprit s’échappait. Mon imaginaire grignotait les leçons de mes professeurs. Je transformais sans le vouloir un cours de mathématiques en expédition au pôle Sud, une étude d’un texte classique en exploration d’une galaxie lointaine, une version latine en aventure à bord du vaisseau du pirate Olivier Levasseur dit La Buse.

Pour dire la vérité, j’écornais les heures à échafauder des plans d’évasion confondant l’école avec un séchoir à rêves. « Out ki i grat » me disait en ricanant le copain qui partageait mon banc. Il n’avait pas tort, cependant mes démangeaisons n’étaient pas un refus d’apprendre. Je voulais bien apprendre mais si possible en marchant. Alors qu’il y avait tant de choses à découvrir en allant « bat’carré » dans la rivière Saint Denis jusqu’au Bras Guillaume, je ne comprenais pas pourquoi j’étais enfermé dans une classe avec pour unique horizon une cour encerclée de murs infranchissables. Lors des récréations, je tapais des billes pour tromper mon ennui. J’aimais mes billes, mes petits mondes aux milles couleurs, mais j’espérais autre chose. Je ne comprenais pas l’astreinte d’une discipline qui ne me proposait aucune gloire poétique. Mon esprit avait soif d’apprendre en riant, en agitant les bras, en écoutant le coq ou en dénichant des tangues, ce petit animal nocturne et solitaire qui ressemble à un hérisson. 

J’étais à l’époque élève au collège Bourbon à l’île de la Réunion, un jour, sans que notre professeur ne nous en prévienne, son cours d’histoire fut interrompu par l’arrivée soudaine d’un homme au visage buriné par le soleil. Il se présenta, c’était le vulcanologue Haroun Tazieff. Cela me réveilla. Je ne savais pas ce qu’était un vulcanologue. Mon hypothèse spéculative la plus sérieusement enfantine fut que j’avais devant moi un descendant du dieu vulcain. Il n’y avait pas à en douter vu la densité de son regard, de sa voix ferme aux accents subtilement nasillards, de ses bras secs et musclés. Il nous parla bien-sûr des volcans et non pas comme je l’escomptais de sa fonction de forgeron, mais je ne connus aucune déception car sa conversation s’approcha de mon âme et l’ouvrit sur la poésie, les étoiles, le mystère des êtres et des choses. Cet homme me fit comprendre la chance que j’avais d’aller à l’école. Cela changea l’iris de mes yeux. Je mesurais alors que je n’étais pas séquestré dans un bagne de crève-cœur mais plutôt accueilli dans un atelier de liberté. Certes, cela ne me transforma pas en écolier modèle, mais déjà, et cela était beaucoup, j’acceptais de m’assoir pour étudier. Ma fièvre volcanique avait trouvé un point chaud pour s’extraire de mon corps. J’avais appris, par l’enseignement d’une rencontre, que le monde est un « racontoir » dont il faut apprendre l’énoncé des saveurs.

Depuis, moi qui trainais savate pour me rendre à l’école, j’ai toujours une grande joie à y retourner. Je suis un polisson repenti. À chaque fois que j’ai la chance d’être invité à intervenir dans une classe, je revois les yeux d’Haroun Tazieff et je me dis qu’il faut être à la hauteur de cette générosité car transmettre c’est apprendre la raison qui institue la liberté de chacun.

Aujourd’hui, je suis dans le couloir du collège Saint-Jean-Baptiste à Arradon. Les murs me rappellent mon collège Bourbon. J’ai la nostalgie des billes colorées qui étaient les écus d’or des rêves de mon enfance. Kiki et loulou, à savoir Christine Ducouret et Maël Baudet viennent de rentrer et d’interrompre le cours de musique de madame Sevellec. J’entends le brouhaha étonné des élèves qui s’interrogent sur le pourquoi de cette soudaine apparition. Dans quelques instants, je vais faire mon entrée.

Ce sera la première représentation en classe de Un clown à la mer que nous avons pu adapter et reprendre grâce à l’accueil généreux des Scènes du Golfe. Je suis fébrile car c’est un instant de vérité. Je vais savoir très vite dans le regard des enfants si je suis libre, libre toujours libre.  Si c’est le cas je pourrai jouer avec eux, les étonner, les faire rire, en leur offrant la liberté poétique d’une stupéfaction. Par Vulcain, en avant ! J’entre d’une pirouette en criant « Je tourne en rond ! » Mes yeux sont ronds comme les billes d’agate que je collectionnais. Je suis heureux. Cette classe est la scène la plus importante du monde.

Le théâtre où tout commence, le lieu d’apprentissage de nos libertés.

Show

Calenture n° 55 de l'Hypogée- Pour clown blanc, grand col bleu, pompon rouge et rêve de longue route