Carnet de bord # 3: L’Avare ou l’école du mensonge

Par Jean Lambert-wild

Ce qui distingue les actrices et les acteurs du SPAC, c’est une conscience de troupe portée au plus haut degré par un accord attentif de tous les instants. L’égocentrisme n’y a pas de place et l’individualisme n’a de sens que s’il sert la communauté. Lors des répétitions, il n’est pas un instant où les actrices et les acteurs ne soient moins soucieux d’aider leurs partenaires que d’améliorer leur interprétation. On assiste alors à ballet étrange où tout le monde se préoccupe de tout le monde afin de trouver une solution évitant qu’un membre de la troupe ne soit enfermé dans une contrariété, ou bien le sujet d’un obstacle qu’il ne pourrait surmonter. N'allez pas croire que cette attention alignerait l’engagement artistique sur un dénominateur moyen voulant éviter les difficultés, bien au contraire, c’est un jeu d’émulation collectif qui s’accorde à sans cesse améliorer individuellement son interprétation mais avec cet engagement non-dit de le faire ensemble. Cette « humeur pondérante » ajuste constamment le jeu des interprètes. Elle établit un plus juste équilibre des scènes qui se construisent dans une vigilance largement plus significative que nous en avons l’habitude en France. Il n’est pas affaire ici de politesse ou d’un excès de bienveillance mais plutôt d’une conscience politique autant que culturelle. On entend souvent ce poncif que le japon serait « un archipel de résilience ». Cette image emphatique me semble fausse. Tout d’abord car ce concept psychologique est une chimère libérale empruntée à la chimie, puis ensuite que la souffrance des individus au Japon n’est pas moins importante qu’ailleurs, et enfin que la valeur d’un groupe ne se juge pas à sa capacité à surmonter une épreuve mais bien à sa capacité d’en avoir une compréhension commune. Voilà ce qui rend le travail avec les actrices et les acteurs du SPAC passionnant ; cette volonté constante d’avoir une compréhension commune des enjeux de chaque instant d’une scène, de chaque subtilité d’une pièce, de chaque adversité d’un rôle. La notion de rôle-titre prend alors une saveur particulière. Ici Harpagon devient la somme du questionnement de chaque rôle. L’interprétation qu’en fait Tsuyoshi Kijima se nourrit donc du destin que tout le monde, artiste et technicien, accordera à cet avaricieux aussi sinistre et halluciné que drôle et misérablement concret. 

Tsuyoshi Kijima a commencé sa carrière en 1992. Il y a chez lui une mélancolie nerveuse qui est aussi touchante que drôle. Son exigence n’accepte pas les évidences. Les difficultés peuvent le rendre un peu bougon mais ce trait de caractère est vite corrigé par une autodérision permanente. Cela vient sans doute du travail d’introspection qu’il effectue pour s’approprier un rôle. C’est un acteur d’expérience qui ne tient rien pour acquis. Il a commencé sa carrière avec Tadashi Suzuki. C’est l’un des plus anciens acteurs de la troupe du SPAC dont il est l’un des membres émérites depuis 1998. Il est engagé très régulièrement sur les créations du SPAC, mais il travaille aussi pour d’autres compagnies un peu partout au Japon. Son attirance pour le théâtre débuta par une révélation. C’est en découvrant, lorsqu’il était écolier, les films de Charlie Chaplin qui étaient diffusés sur la NHK, la seule chaîne de diffusion publique au Japon, que naquit en lui cette aimantation pour la scène. Celle-ci n’a depuis pas connu de pause et il lui consacre toute sa vie. Cette fascination pour Charlie Chaplin se retrouve dans la manière dont il aborde ses rôles. C’est en vivant l’espace que Tsuyoshi Kijima fait vivre son rôle. Une des premières questions qu’il se pose est de comprendre comment il pourrait marcher. Il a donc découvert le rôle d’Harpagon par sa condition la plus simple : comment cet avare peut-il poser un pied devant l’autre ? Puis, petit à petit, il plonge dans les détails des répliques, s’amusant à leur donner un sens qui n’oublie pas la logique d’une démarche globale. Il s’investit à corps perdu dans cette interprétation, s’y identifiant avec une honnêteté humble et secrète. À ces yeux l’affection pour l’argent d’Harpagon est un pur amour que la mort finira par entraver. En interprétant le rôle d’Harpagon, il lui semble vivre parfois sa propre vie. Mais cette identification se construit par une introspection pleine d’humour qui ne renie ni n’idéalise rien. Cela donne au rôle d’Harpagon une humanité peu commune. On peut ainsi rire de cet homme détestable qui devient l’entonnoir des faiblesses, des égoïsmes, des aigreurs et de la misère que nous cachons au fond de nous. C’est la grande force de l’interprétation de Tsuyoshi Kijima que de nous faire accepter, sans fausse pudeur, cette peau d’Harpagon dont nous partageons au plus profond de nous l’hypoderme.

Accepter sa condition pour ne pas s’y noyer est un chemin artistique qui demande beaucoup de vigilance et cela d’autant plus au Japon où la condition sociale des actrices et des acteurs est d’une grande précarité. Il n’y aucun dispositif social compensant les périodes sans emploi. Il n’y a pas non plus d’assurance médicale garantie. Il est fréquent de doubler cet emploi par un second permettant juste d’avoir le minimum nécessaire pour vivre. Le SPAC qui fête cette année son 25e anniversaire, est une oasis de création dans un environnement très difficile que la crise du covid a encore détérioré. Au Japon, comme partout aujourd’hui dans le monde, l’ultralibéralisme en art se traduit, comme dans tous les secteurs économiques, par un appauvrissement continuel et progressif qui finalement ne profite qu’à détruire le rêve de mieux vivre ensemble. Au japon cela est peut-être un peu adouci par l’attention à « vivre en groupe » mais cela ne compense pas, ici comme partout, l’angoisse individuelle à ne pouvoir se projeter sereinement dans l’avenir. 

 

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