Carnet de bord # 5 Un jour, un chapitre

​Par Jean lambert-wild

Le bout d’une jetée est une solitude aventureuse. Là se terminent les questions qui en tombant dans la mer n’ont plus d’importance. Une jetée, c’est une phrase à continuer avec le pointillé de clapots écumeux. C’est l’extrémité d’une résolution, sa gouvernance la plus avancée, pour voir plus et autrement.  Qui pourrait résister à cette langue de pierre qui embrasse la mer ? Qui ne voudrait, dans la tempête, y arrimer la promesse d’un peu de sagesse et de tranquillité ? Marcher jusqu’au bout d’un môle, d’une estacade, c’est aller jusqu’au point qui démarque deux mondes. Et l’on se souvient un jour de la promesse fiévreuse de pas revenir en arrière. Et l’on se souvient un jour du serment apaisé de rentrer chez soi.

Jamais je n’aurai pensé avoir ce luxe inouï de disposer de la jetée de Penboch pour y lire un chapitre entier de Si le soleil ne revenait pas. Je connais bien cette jetée. J’y suis déjà venu. Il y a quelques années maintenant, je m’étais assis sur l’amas de rocher qui la ponctue comme un point-virgule. Regardant les îles Logoden, Drenec, Boëdic, Boëde et plus loin la pointe du Béluré, j’avais fait la récitation solitaire du poème de Henri Michaux. En arrivant éberlué par ce soleil insolant qui me faisait, ce matin, la démonstration autoritaire du plaisir qu’il prenait à magnifier le moindre goémon, j’ai retrouvé sur mes lèvres ces quelques vers encore en mémoire :

Mais hier soir, lassé d’un tel isolement, je construis, profitant du brouillard, une jetée jusqu’à la mer.

Puis, tout au bout, laissant pendre mes jambes, je regardai la mer, sous moi, qui respirait profondément.

Un murmure vint de droite.

C’était un homme assis comme moi les jambes ballantes, et qui regardait la mer.

« A présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en retirer tout ce que j’y ai mis depuis des années. »

Michaux et Ramuz se sont-ils rencontrés ? Ont-ils parlé de la pluie et du beau temps ? Des caprices du soleil ? Ont-ils été jusqu’au bout de cette jetée ? Étaient-ils venus là, avec la nonchalance de deux amis pris de l’envie de tutoyer les poissons en leur balançant des vers aguicheurs au bout d’hameçons de bois ? Une fois arrivés au musoir ont-ils croisé John Mansefield qui, venu pour quelques jours de vacances, s’était assis là pour écrire dans un carnet :

Je dois reprendre les mers et la vie vagabonde et bohème,

Le chemin des mouettes et la voie des baleines où le vent est comme un couteau aiguisé ;

Et tout ce que je demande, c'est une joyeuse histoire racontée par un compagnon hilare,

Et un sommeil tranquille et de doux rêves quand le long quart s'achève

Se sont-ils salués avec l’élégance de gentlemen pour qui l’extravagance est une disposition naturelle? Ont-ils, comme il faisait beau et chaud, sorti une bouteille de Chasselas du Valais qu’en homme prudent, Ramuz avait gardé dans sa musette avec aussi un morceau de Hobelkäse et un peu de pain de blé noir ? Ont-ils été se promener sur les sentiers côtiers ? Je serais curieux de savoir ce qu’ils auraient écrit d’une si magnifique journée.

Je regarde le ciel crayonné de nuages aux pastels si variés que je ne puis les décrire. Il faudrait organiser un banquet de cent poètes et poétesses afin de décrire la beauté de cette petite mer. Il faudrait faire ce banquet chaque année car l’éclat du dieu des mers l’exige à toute force. On pourrait mettre les tables tout au long de la jetée et comme à la noce, à tour de rôle, chanter la gloire des lieux et la joie d’être ensemble à trinquer sous le soleil impérieux. J’y viendrai et j’aurai plaisir à faire le service en habit de Gramblanc, à remplir les verres, à apporter de quoi nourrir les ventres épanouis.