Carnet de bord # 6 Un jour, un chapitre

Par Jean Lambert-wild

Mais pourquoi donc faire une lecture de Si le Soleil ne revenait pas grimé en Clown ? Le roman ne parle pas de Clown ? Que fait-il donc là ? Voilà quelques questions que toute personne ayant les pieds sur terre est en droit de se poser. Gramblanc pourrait répondre : « Je ne cèderai pas à l’éristique sur ce sujet ! » Et, je vous l’accorde, cette réponse en saillie ne nous aiderait pas beaucoup. Car, et c’est là un des traits particuliers de ce Clown blanc, il aime se dissimuler dans le langage, se musser dans le vocabulaire. Il aime les mots car ceux-ci ne triomphent de rien. Ils ne peuvent être, à notre choix, que les architectes de nos maisons d’oublis ou de nos chambres de mémoires. 

Le désir caméléonesque de Gramblanc serait de faire de sa souquenille et de sa signature une peau de mémoire où spontanément le monde se dessinerait. Pour éviter les bas de page, sachez que la souquenille est, dans la tradition clownesque, la blouse flottante du Clown. La signature est cette ponctuation, faite la plupart du temps à la pointe d’un pinceau, qui en composant le visage recouvert de gras blanc, lui donne l’aigu d’une lance, la rondeur d’un œuf, l’étonnement d’une fleur, l’espièglerie d’un chat, en somme la possibilité, dans un infini de caractère, d’affirmer le motif émotif qui sera prépondérant à l’exécution de son entrée clownesque. Certains clowns blancs se sont affirmés dans l’usage d’une seule signature qui devint le sceau de leur volonté, la marque de leur reconnaissance. Gramblanc lui a la coquetterie, pour sa souquenille, de rayures blanches et bleu en déclinaison d’un pyjama qui reste son trousseau de naissance. Il aime bien aussi, ce muscadin, s’entortiller le visage de différentes signatures qui sont autant d’apprêts attentionnés de ce qu’il doit dire ou invoquer.

Je vais donc essayer de répondre à ces questions sérieusement sans me détourner. Tout d’abord, l’idée de cette lecture revient à Ghislaine Gouby, la directrice de Scènes du Golfe. Je n’aurais pas eu cette disposition d’esprit si je n’avais été poussé à l’action par le truisme de sa volonté.  J’aurai peut-être fait usage de ma voix pour une lecture radiophonique, mais faire l’agencement de Ramuz et de Gramblanc m’aurait demandé une assurance impossible à construire avec autant de célérité. Pour Ghislaine, la chose paraissait une évidence. J’ai cette discipline clownesque de ne pas m’opposer aux évidences, de les accepter comme des surprises de l’existence et advienne que pourra. Maintenant, je m’aperçois que Ghislaine avait eu l’intuition de l’essence même de mon Clown blanc, de ce qui pouvait le rendre plus audible. Sans doute avait-elle compris depuis longtemps qu’un Clown blanc ne compose pas. Il impose un geste et vous enjoint à son sommet, quel que soit votre désaccord, votre bouderie ou votre étonnement à refuser l’inévitable de ce que vous devrez entendre et voir. 

Clown et clownerie sont deux choses différentes. La nominalisation d’un substantif est très souvent source d’abus, car sa valeur dépréciative dans le langage crée des oppositions.  Le Clown n’est pas ordinaire. Il est une inquiétante étrangeté, un extrême sans limite qu’il est rassurant, pour certains, de réduire à sa position sociale de paillasse. La nominalisation le limite à ce qu’il doit être. Ce tatouage du langage l’assigne à sa fonction de pitre dont il est alors autorisé à faire commerce. Cela réglemente son comportement et son secteur d’activité pour le plus grand soulagement des acteurs et de leurs « acteries ». Saviez-vous que vers la fin du dix-neuvième siècle, pour ne pas faire de concurrence aux gens de théâtre, une ordonnance interdisait aux Clowns de faire récitation ? Ils n’avaient droit que de débagouler quelques interjections ou de clabauder sur la piste le nez en patate. Cette intimation de la fonction est très intéressante. Elle est à mettre en regard de l’histoire du rire. Le Clown et le rire ne sont pas domesticables. Il est difficile de faire entrer les rieurs dans le rang.  Sur ce sujet, le livre de Georges Minois Histoire du rire et de la dérision est très éclairant. Pour ma part, et comme tout le monde a oublié que le terme de Clown désignait à l’origine le Blanc, cette nominalisation ne me concerne pas. La câlinerie de ma grimace ayant été oubliée, j’autorise Gramblanc à faire toute les « clownésies » dont il a le désir. Cela le rapproche du genre très ancien de la poésie qui lui donna naissance dans une fureur dionysiaque.

 

Le Clown blanc est un cœur froid qui a le sang chaud. En fonction de ses capacités, il a accès à tous les langages. Il peut les inventer, les associer, les découvrir, les rendre bruyants ou silencieux. Tout comme les troubadours, les minnesangers, les trouvères ou les jongleurs, il diffuse sa poésie en faisant confiance au hasard des trouvailles que lui procure sa relation directe avec les spectateurs. Le traitement du langage chez le blanc n’est jamais unique ni univoque. Il ne se contente jamais de dire une chose. Il la met en relief en gérant, dans le même temps, sa lumière et son ombre. Tout cela m’autorise donc à grimper sur le dos de Ramuz pour me promener avec lui.

Une dernière chose encore, sans doute liée au mauvais sort de notre époque qui assigne chacun à ce qu’il doit être, regarder un clown au milieu d’un stade, dans une poissonnerie, sur une place d’église ou encore en haut d’un toit, faire lecture d’un livre de Ramuz est si incongru, qu’alors on écoute les mots et, sans les torts et les travers de s’identifier à celui qui lit, on trouve dans tous les personnages, dans tous les paysages, un témoignage qui nous appartient et dont on peut garder le secret.

 

Gramblanc est une surface blanche qui accueille vos reflets.