La scène essence... La saine essence... La sénescence... Je ne sais plus

 

S’il ne devait y avoir qu’une inscription delphique au fronton d’un théâtre, car il n’est pas certain qu’à l’épuisement d’un siècle aboulique nous puissions encore écrire cent quarante-sept aphorismes, que serait-elle ? 

Sans doute que, dans une immédiateté émotionnelle voulant à tout prix combler un vide sidérant, plusieurs milliers de tweets transformeraient ce fronton en une injonction perpétuelle où des fils d’actualité succéderaient sans fin à des événements qui d’un clic, d’un j’aime ou d’un smiley, imposeraient la dialectique moralisatrice d’une réactivité pulsionnelle de l’instant.

Imaginons alors un quidam poussé par une fatigue dont le visage mélancolique, qui était avant le propre des chevaliers errants, aurait pris les traits d’un accomplissement personnel en plein burn-out. Un quidam qui, ayant payé sa place, s’acquitterait d’un acte culturel dont on lui vanterait, par surcroît dans un offertoire institutionnel délicieux d’épices spécieuses, les vertus totalisantes d’une libation et d’un sacrifice de sa solitude au profit d’une communauté combative. Un quidam qui, sans trop bien savoir pourquoi mais rempli de bonne volonté, voudrait interroger son existence dont il chargerait acteurs et actrices de lui trouver à défaut de sens, au moins un délassement. Et bien ce quidam, qu’on s’empresserait de comptabiliser dans des statistiques d’évaluation de performances, aurait, à la fin de la représentation, bien du mal à mettre en image son identité au paradoxe d’un corps social atteint d’amnésie. Il ressortirait un peu hagard de la salle et serait surpris d’imaginer voir inscrit à l’arrière du fronton du théâtre, à la craie blanche, cette sentence digne d’un clown : « Sois seul dans l’oubli ! ».

C’est que, voyez-vous, nos dramaturgies et notre gouvernance des théâtres ont suivi le même chemin d’une ronde individualiste et ultra-libérale ; où toute singularité est une précarité qui ne peut survivre, à terme, qu’en adoptant les règles conformistes de dispositifs scéniques acceptant dans leur architecture, tout en les condamnant en façade, des poches d’exclusions économiques, sociales, humaines et poétiques. 

En aucune manière, comme le disait déjà Strindberg, la scène contemporaine est préservée des lieux communs de notre époque. Bien au contraire, elle peut même en faire la promotion, en prêchant un développement durable qui accepterait la dégénérescence sociétale du langage, en poussant dans son ultime retranchement le repli sur soi par des sanctions d’assignations constantes, en promouvant une diversité et une complexité niant l’universalisme, en facilitant une obsolescence culturelle moqueuse de l’esprit critique des conflits historiques, en martelant un changement perpétuel tout en reproduisant les schémas d’une société close et muette, en réduisant la lutte des classes à une performance sur les réseaux en tic comme en toc, en donnant une chance aux démunis d’être les vecteurs sur scène d’une voix dont la révolte sera encadrée de rideaux de velours, en construisant des discours engagés qui font soin de leur renommée, en individualisant une parole qui dissolve la solidarité, en prêchant une bienveillance qui accepte l’éviction des contraires.

Car c’est aujourd’hui l’usage : le péage de la postmodernité se paye par l’oubli de toutes consciences dialectiques. 

Je me souviens de cette phrase d’Alfred Jarry « Voilà que le monde se fait vieux et se prépare au sommeil. » Et c’est sans doute cette pensée libre de toutes convenances qui, parfois lorsque mon clown se tourmente car lui aussi vieillit, me fait mieux comprendre la situation de malaise persistante au sein de ce petit monde théâtral qui se cadenasse en réseau.

Oui, ce monde se fait vieux. Il respire difficilement. Il annone de plus en plus. Il s’éteint faute d’huiles pour penser sa contradiction.

En cet état moribond, je ne crois pas qu’il y ait de conflits générationnels, comme je l’entends souvent, car je vois autant de jeunes vieux que de vieux jeunes bien que ceux-ci meurent ces derniers temps plus rapidement… mais après tout, cela est normal puisqu’ils sont en première ligne depuis longtemps déjà. Il est d’ailleurs étonnant de mesurer à quel point la mise en exergue de ce conflit générationnel sert les intérêts d’une pensée bourgeoise bien maquillée. Ne serait-ce que ce concept de l’émergence artistique que le milieu du théâtre a médiocrement copié des théories économiques. À bien les comprendre, puisque « le tout est plus que la somme des parties », l’artiste n’est plus une singularité qui fait œuvre, mais une intentionnalité qui doit trouver des partenaires pour justifier de son caractère autonome, irréductible et rentable. Je dois avouer que depuis toujours j’ai des haut-le-cœur lorsque j’entends ce terme « d’émergence » moi qui, en hantant les plateaux depuis maintenant plus de 30 ans, n’ai rencontré que des artistes submergés ou immergés.

Nous vivons une sénescence accélérée de la scène. C’est une déchirure entre les humains et les mots qui abrase les nerfs jusqu’à leur dernière syllabe. Le langage est en état de commotion. L’actrice ne parle plus… elle communique ! L’acteur ne dit plus… il tweet ! Mais je ne peux accepter qu’une grammaire ayant assimilé le néolibéralisme fasse d’un mot le concurrent d’un autre mot, d’une phrase un flux d’informations sans remembrance. Tout cela réduit fortement la fertilité d’une phrase et son mystère énoncé sur un plateau. Tout cela m’ennuie et parfois me dégoûte. J’ai en moi, sans doute avec trop d’emphase, la tradition d’un devoir de révolte. Mais passons ma révolte sémantique qui n’a pas beaucoup d’intérêt.  

Je vois ma mère mourir. Elle est atteinte par la maladie de Charcot. Chaque jour, elle lutte pour articuler deux mots d’amour. Au-delà de l’émotion qui m’étreint à l’entendre, je m’étonne de la dignité qui l’anime à ne pas perdre le langage, à trouver mille parades pour dire et partager encore et encore une humanité passagère. Je suis bien obligé de mettre cela en rapport avec l’obsession de mon travail sur scène qui croit en la mémoire des mots dits, écrits ou promis. Mais nos mémoires s’étiolent. Elles ont, grâce au web et aux technologies en réseaux, toutes les briques pour se construire ; mais plus aucun ciment humain pour se maintenir.  Alors, de générations orphelines en générations orphelines, nous reproduisons sur scène la même expérience. Nous surprenant chaque fois plus encore de découvertes que nous avions déjà faites, nous ennuyant chaque fois plus encore d’une contemporanéité qui ne nous étonne plus. 

Dans ce monde surmédiatisé, le théâtre erre d’un indice chaotique à un autre. Il n’a plus de hiérarchie des possibles. Il doute de sa capacité à faire usage d’une « fol » raison. C’est pourquoi, en salle comme en scène, parfois nous nous endormons lourdement et si nous n’avons plus beaucoup d’espérance de rêver nous pouvons encore surfer sur le vide. À n’en pas douter, la domestication du langage favorise un théâtre sans mémoire qui s’érige en conservatoire ultime d’une paix sociale et d’une sérénité individuelle. Mais au profit de qui ?

Le théâtre est un trop modeste jardin pour que la paix puisse s’y installer. La paix a besoin de place. L’ambition de ce jardin est plus modeste. C’est une tranquillité qui préside aux petits bruits de la vie. C’est un usage du monde qui ne connaît pas les contradictions d’une paix désireuse d’étendre son repos en abusant chacun d’un bonheur de somnambulisme.  Dans ce jardin le souhait modeste de chaque chose ne dépasse jamais les halliers épineux.  Dans ce jardin, la vie n’est pas malade de toutes ces difformités qui veulent oublier la mort.

Je remercie ma mère, à ses dernières heures, de me le rappeler. 

La dernière des 147 inscriptions au fronton de Delphes était Τελευτῶν ἄλυπος « Parvenu à ton dernier instant, sois sans regret ». Je remercie Appolon de me rappeler cet ultime enseignement. Et encore plus Dionysos de rire de cette vanité.

 

Octobre 2022