Dom Juan ou Le Festin de pierre - Entretien avec Steve Tientcheu

 

Comment vous êtes-vous retrouvé sur les planches du Théâtre de l’Union ?

J’ai commencé le théâtre à 25 ans, en faisant le Cours Simon. J’ai recroisé une personne que je connaissais, Alice Diop, qui a fait un documentaire sur moi : La Mort de Danton. Elle m’a suivi pendant deux ans et demi sur une production théâtrale et sur mes relations à l’école, avec mes camarades de classe, mes profs…  Dès que je suis sorti de l’école, j’ai surtout fait du cinéma. Jean Lambert-wild et Lorenzo Malaguerra ont vu La Mort de Danton dans un festival en 2015 ou 2016, et c’est comme ça qu’ils m’ont contacté

 

Aviez-vous fait du théâtre avant le cours Simon ?

Non, jamais. La première fois que je suis monté sur une scène de théâtre, c’était au Cours Simon. Après, la vie, c’est du théâtre ! Surtout là où j’ai grandi : à Aulnay-sous-Bois, dans la Cité des 3000, c’est du théâtre ! Il y a plein de comédiens, donc je vais vous dire, j’ai eu une formation quoi !

 

C’est peu commun d’être suivi par quelqu’un pendant plus de deux ans, comment Alice Diop vous a-t-elle trouvé ?

Nous habitions dans le même quartier, aux 3000, c’était ma voisine de bâtiment. C’est pour ça que je me suis livré plus facilement, parce qu’on se connaissait vraiment bien. C’est comme ma grande sœur, donc ça n’a pas été difficile quand elle me suivait avec sa caméra. Je n’étais pas faux, je ne mentais pas quand elle me posait ses questions. En tout cas, elle avait la légitimité pour que je lui raconte vraiment mes faiblesses et mes moments de bonheur. Le documentaire est sorti en 2011, il a très bien marché et il gagné un prix au Festival du Réel. C’est comme une carte de visite pour moi. 

 

Comment s’est passée votre première rencontre avec Jean Lambert-wild et Lorenzo Malaguerra, après qu’ils vous ont contacté ?

On s’était donné rendez-vous dans un café à Paris, ils m’ont expliqué qui ils étaient, ce qu’ils faisaient, et ils m’ont invité à venir voir une représentation de Richard III - Loyaulté me lie. C’était au moment où Jean Lambert-wild jouait au Théâtre de l’Aquarium, vers la Porte de Vincennes. Après, j’ai fait une sorte d’audition et ils m’ont pris et m’ont dit que je jouerai Sganarelle. 

 

Aviez-vous une idée de comment vous alliez jouer Sganarelle ?

Non, mais de toute façon, il ne vaut mieux pas avoir d’idée ! Il vaut mieux que ça se construise dans le temps, surtout au théâtre ! Le théâtre, c’est un exercice que je n’ai pas pratiqué depuis que je suis sorti du Cours Simon. J’avoue que je ne vais pas trop au théâtre, je ne lis pas trop de pièces. Pas parce que ça m’a dégoûté ou quoi que ce soit, j’aime beaucoup le théâtre, mais je trouve que c’est plus difficile de travailler dans le théâtre que dans le cinéma si on ne connaît personne. Si Jean et Lorenzo n’étaient pas venus me chercher, je ne pense pas qu’aujourd’hui je ferais du théâtre, même si j’aime ça ! Le théâtre, c’est le vrai truc : c’est le kiff, c’est là où on s’éclate, là où on doit envoyer… La pression est énorme! Moi je préfère le théâtre au cinéma, même si le cinéma ce sont les étoiles, les gens nous reconnaissent dans la rue, ce sont les paillettes ! Mais c’est un autre travail. On ne peut pas mentir quand on est sur les planches, on a le public et ses réactions en face de nous… 

 

Qu’est-ce qui vous a mené au Cours Simon, comment vous êtes-vous dit : c’est ça que je veux faire ?

Depuis longtemps, j’avais cette envie d’être comédien. J’en parlais à personne, à part à deux ou trois « grands » de mon quartier qui m’ont encouragé. Je n’avais pas les moyens pour m’inscrire, je ne travaillais pas, et le Cours Simon, le Cours Florent, toutes ces écoles-là, ça coûte de l’argent. Puis à 25 ans, j’avais un boulot, je me suis dit que c’était le moment d’y aller. Je l’ai dit à ma famille, qui m’a beaucoup soutenu, mais je ne l’avais toujours pas dit à mes amis proches. Eux, ils l’ont su à mon dernier jour, après trois ans au Cours Simon, quand je devais faire une représentation : la veille, je leur ai dit de passer me voir… ! J’ai connu le Cours Simon quand je travaillais dans un cabinet médical de mon quartier, en tant qu’agent de sécurité. J’avais dit à la secrétaire que je voulais faire des cours de théâtre, elle m’a dit : « tiens, va dans cette école, moi je voulais y aller, mais je suis arrivée devant et j’ai eu peur de rentrer ». Elle m’a donné l’adresse, et c’est comme ça que j’ai commencé. Je ne connaissais même pas le Cours Simon, à la base. Parce qu’à l’époque quand j’avais parlé de ça avec un « grand » de mon quartier, je m’étais dit que j’allais prendre des petits cours au Théâtre Jacques Prévert d’Aulnay-sous-Bois et qu’on verrait bien. Mais à 25 ans, c’était vraiment une grosse ambition. 

 

Vous avez fait confiance à votre instinct…

Oui, et la première fois que je suis monté sur les planches, j’ai eu une réaction en moi, c’est peut-être de la divinité ou de la spiritualité, je sais pas comment le dire, mais dans mon cœur et mon esprit, il y a eu comme un tremblement de terre. Ça ne m’était jamais arrivé, je crois que c’était un coup de foudre. Les lumières m’ont tapé dans l’œil, j’ai eu une panique totale, mais pas de la sale panique… C’était autre chose : j’avais trouvé ma voie. J’avais appris un texte mais au bout de trois phrases, j’ai tout oublié, et mon prof m’a dit : « restez et venez me voir à la fin du cours ». Et je me rappelle bien : pendant l’attente, dans ma tête, c’était : « est-ce que je fais le banlieusard, je me dis c’est pas pour moi et je me barre ? » Parce que sincèrement, je vous dis la vérité : quand je suis arrivé dans la classe, j’étais le seul grand Noir. Il y avait que des Blancs. C’était un nouveau milieu, des nouveaux codes. Quand on arrive à Paris, on croit qu’on connaît Paris, mais non : ce sont des codes, des manières d’être… C’est le château-fort, et nous on est les paysans autour. J’avais beaucoup tendance à l’époque à pas terminer ce que je commençais. Et à pas y croire surtout. Mais je suis resté jusqu’à la fin, et le prof m’a dit - c’était la première fois qu’un prof me parlait comme ça : « toi tu restes là, je veux te garder, tu es quelqu’un de bien, ça se voit et je veux travailler avec toi ». Je m’en rappellerai toute ma vie, je suis rentré chez moi, j’ai dit à ma mère : c’est ça que je dois faire. Parce que moi franchement, j’ai pas eu un beau parcours scolaire, j’ai arrêté l’école en 5ème, j’ai pratiquement rien fait dans ma vie. J’ai rien fait de mal, mais voilà, j’avais ma petite vie de banlieusard. Si j’étais parti, si j’étais sorti de cette salle, que j’avais dit « c’est pas pour moi », je crois que ma vie, je l’aurais foirée. 

 

Je trouve émouvant que vous en parliez comme d’une expérience presque spirituelle. Du coup, j’imagine que vous avez plaisir à retourner au théâtre ?

Au début, c’est difficile de reprendre contact avec les planches, mais après je pense que c’est comme le vélo : dès qu’on commence à prendre l’habitude, ça va ! En plus, à la sortie du Cours Simon, j’avais pas gardé un bon souvenir de Molière! Mais maintenant je le comprends mieux, je sais bien lire les vers, et je pense que c’est magnifique. 

 

Et du coup, si vous n’étiez pas très partant sur Molière : qu’est-ce qui vous a convaincu de vous y replonger? Était-ce l’opportunité de retourner sur les planches, ou le projet un peu hors du commun?

Tout ! Et de travailler avec Jean et Lorenzo. Quand j’ai vu le CV de Jean, celui de Lorenzo, je me suis dit : ce sont deux gros travailleurs… C’est un gros challenge. Je ne pouvais pas me permettre de dire non. C’était une remise en question, une remise à niveau aussi, pour voir ce que j’ai dans le ventre, parce que comme ça fait tellement longtemps que je n’ai pas fait de théâtre… Et ça arrive au bon moment, ça me permet de voir à quel niveau je me situe. Les répétitions sont prenantes, c’est fatigant, mais c’est une bonne routine de travail, c’est vraiment : se remettre au travail.  C’est pour ça que je ne pouvais pas me permettre de dire « je ne le fais pas ». 

 

Comment voyez-vous la collaboration avec Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra, et les académiciens? 

Ce que j’aime, c’est qu’en travaillant avec eux sur scène, il n’y a pas de statut. Je suis au même niveau que les académiciens, Jean Lambert-wild est au même niveau. Tandis qu’au cinéma, il y a des statuts, des hiérarchies, on sait qui est qui. Ici, on arrive, et on est tous à zéro. La manière de travailler est bonne. Quand il y a quelque chose que je ne sens pas, je peux le dire, même si je ne suis pas sur scène à ce moment-là. Tout le monde a son mot à dire. 

 

C’est riche comme façon de travailler…

C’est important, ça veut dire que si tu tombes par terre, il y a quelqu’un pour te relever, et ça c’est l’esprit de troupe, de collaboration. En fait, plus qu’une troupe, on est en mission. Moi je le prends plutôt comme ça, une mission de légionnaires dans la jungle. Parce que c’est bien beau de dire troupe, mais il y a des troupes où ça se passe mal ! Tandis que quand on est en mission, on est obligé d’aider son pote quand il est par terre. 

 

Comment approchez-vous le rôle de Sganarelle ? Vous me disiez que vous alliez aux répétitions sans idées préconçues. De répétition en répétition, comment est-ce que ce personnage évolue ?

Sganarelle c’est la naïveté, c’est la beauté, le respect des lois divines, mais son maître Dom Juan l’impressionne. Il est impressionné par son vécu, sa manière de penser, il a envie de voir le côté obscur. Et c’est en voyant Dom Juan qu’il sait que l’enfer, que le diable existent. Mais il est obligé de le respecter, parce que s’il mange, c’est grâce à lui ! C’est comme ça que je vois Sganarelle : sa naïveté le rend gentil.

 

Comment construisez-vous ce rôle en relation avec le Dom Juan de Jean Lambert-wild ? 

À la confiance. Jean est un comédien rassurant. Quand on travaille avec lui, quand on est sur scène avec lui, on est rassuré. Je pense que Jean est obligé de se donner à 200% : quand ça envoie, ça envoie. J’ai envie d’être à son niveau, donc je suis attentif à ce qu’il fait, comment il joue… Je suis attentif aussi à ce que fait Lorenzo, parce que Lorenzo ne dit pas grand-chose, mais c’est tout dans son regard ! Voilà, je suis attentif. 

 

Cela donne l’impression d’une salle de répétition où tout le monde est très présent, dans le moment. 

On a vraiment une bonne équipe : les techniciens, les costumières, l’administration, tout le monde. L’équipe du Théâtre de l’Union m’a mis dans des conditions qui font que je suis obligé d’être opérationnel. Je ne me concentre que sur la scène. 

 

Quelle importance y a-t-il selon vous à adapter cette pièce aujourd’hui ? Vous me parliez notamment du fait que Sganarelle voit l’existence de l’enfer à travers la figure de Dom Juan : est-ce pour vous important de jouer cela à notre époque ?

Oui c’est important, et ça peut aussi être intemporel. Aujourd’hui, je vois plus de Dom Juan que de Sganarelle : dans la rue, hauts-placés dans l’administration, hauts-placés dans des lieux de culte, qui contrôlent pas mal de monde… C’est eux aujourd’hui qui ont la parole, dans les médias, un peu partout… Au temps de Molière, c’était Sganarelle la star, Dom Juan était seul. Enfin, ils étaient beaucoup mais ils ne se montraient pas comme aujourd’hui. La manière de penser de Dom Juan est écrite dans les scènes, dans la façon dont il parle ! C’est incroyable que Molière ait pu voir ça.