Interview de Koh Hong Teng par Marc Goldberg

MARC : Comment as-tu régi quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois et que je t'ai parlé du projet ?

 

HONG TENG : Je me suis dit que cela semblait intéressant, mais en même temps, j'étais un peu hésitant, parce qu'utiliser une série de photos pour en faire un récit graphique, est quelque que je n'avais jamais fait auparavant.

 

MARC : Qu'est-ce qui t'a finalement conduit à te joindre au projet ?

 

HONG TENG : Je n'avais jamais travaillé sur une histoire avec des artistes venus du spectacle vivant : je me suis dit qu'il y avait là un défi intéressant à relever. En plus, je me suis souvenu que, pendant mes études, j'avais travaillé avec des camarades (dont Chuan [Chuan Yeo dirige Achates 360, qui a publié l'album The Brook's Clown]) sur un projet photo pour lequel on nous avait demandé de créer des photos de film. Et j'avais énormément aimé ce travail. Ce projet était similaire, la seule différence étant que le produit final serait un roman photo graphique, non des photos de film, alors je me suis dit que je devais me lancer.

 

MARC : Pourrais-tu préciser les principales différences que tu as éprouvées entre le processus créatif de ce livre et ton travail sur une bande dessinée « normale » ?

 

HONG TENG : La différence évidente est l'importante utilisation d'images photographiques dans ce livre, alors que j'ai dessiné tous mes précédents albums. La différence significative est que, tandis que j'avais scénarisé et storyboardé mes précédents ouvrages avant de réaliser les dessins, j'ai cette fois dirigé les prises de vue avant de développer la trame de l'histoire. En d'autres termes, il s'agissait d'une sorte de rétro-ingénierie puisque, au tout départ, l'équipe avait seulement une idée générale, et que l'histoire s'est construite de façon impromptue au cours du processus.

 

MARC : Je me souviens que, pendant notre première rencontre, j'ai mentionné que l'improvisation (par Jean  Lambert-wild et moi) serait un élément des séances photos et que, même si nous savions ce que nous souhaitions montrer dans cette partie de la Trilogie du Clown parleur (en gros, la puissance de transformation poétique du monde par le clown blanc de Jean), nous voulions explorer ce qui se passerait  quand on plongerait nos personnage dans la réalité singapourienne puis bâtir une histoire, plutôt que de prédéfinir l'histoire et de la mettre en scène devant l'appareil photo. Tu étais assez décontenancé par cette approche, je crois, et je t'ai dit qu'il fallait en quelque sorte accepter de sauter dans l'inconnu... A posteriori, que penses-tu de cet aspect du processus de création ?

 

HONG TENG : C'était effectivement un saut dans l'inconnu. Oui, au départ j'étais assez déstabilisé, pour une raison pratique : et si, après tous les efforts passés à parcourir divers lieux pour les séances photo, nous ne parvenions pas à élaborer un récit plausible? Je n'étais pas le seul : lorsque j'ai fait part de cette approche à Ler Jiyuan, qui était responsable des prises de vue, son regard m'a clairement demandé « tu es sûr? ». Aujourd'hui, quand j'y repense, je me dis que c'est un processus créatif assez rare dans cette partie du monde. Sauf lorsque vous travaillez sur quelque chose d'extrêmement personnel, en tant que Singapourien, vous êtes toujours pollué par les « KPI » ([Key Performance Indicators] les indicateurs de performances). Ha ha.

 

MARC : Et le résultat ?... Penses-tu que prendre ce risque valait la peine, ou estimes-tu qu'on aurait pu atteindre un résultat équivalent, ou supérieur, avec un processus d'écriture plus conventionnel ?

 

HONG TENG : Personne ne peut dire si nous aurions pu atteindre un résultat équivalent ou supérieur avec un processus d'écriture plus conventionnel. Mais ce qui a été frappant dans ce processus créatif, c'est l'occurrence d'innombrables « coïncidences » et « signes ». Cela a été déterminant, en l'absence d'un quelconque scénario à suivre. C'était comme si, pour reprendre une citation célèbre, « quand tu veux quelque chose, tout l'Univers conspire à te permettre de réaliser ton désir ». Une expérience extraordinaire, c'est le moins qu'on puisse dire.

 

MARC : Peux-tu nous décrire la partie création graphique du travail, depuis le jour où les photos ont été rassemblées, jusqu'à celui où le livre a été publié ?

 

HONG TENG : On peut diviser la création graphique de l'album en quatre phases. D'abord, il a fallu trier les quelques milliers de photographies, sachant qu'il y avait en gros un peu plus d'une douzaine de clichés par scène. Après avoir regardé de près les photos sélectionnées, je suis passé à l'étape suivante, à savoir l'élaboration d'un storyboard. Nous avons ensuite discuté des planches en procédant aux modifications nécessaires, et c'est à ce moment que tu as commencé à écrire le scénario. Lors de la troisième phase, les photos sélectionnées ont été assemblées en séquences, avec des éléments graphiques en complément sur la bordure des pages. En plus de s'assurer que les photographies s'enchaîneraient par séquence, une attention particulière a été portée au rythme et à la cadence, à la synergie entre image et texte, et pour y parvenir, il a fallu remplacer quelques images et séquences. La dernière étape était de trouver un éditeur, et l'impression. Nous avons eu la chance que Achates 360 devienne notre éditeur. Non seulement la publication a eu lieu dans les délais [pour l'ouverture de l'exposition à la Bibliothèque National de Singapour], mais le tirage était remarquable, avec des techniques d'impression spéciales pour la couverture. Je me souviens de notre excitation et de notre satisfaction quand nous avons pu voir le livre pour la première fois.

 

MARC : Tu n'as pas mentionné les frises. A mes yeux, elles ont été essentielles pour trouver l'équilibre que nous recherchions, entre roman-photo classique et album de bande dessinée. Jean et moi aimons énormément les motifs que tu as conçus, et je crois que ces frises jouent un rôle fondamental dans l'esthétique de l'album. Peux-tu nous en dire un plus à ce sujet ?

 

HONG TENG : J'y faisais référence en mentionnant les éléments graphiques sur les bordures de page. Oui, l'objet de ces frises était d'obtenir le bon équilibre entre roman-photo classique et album de bande dessinée. Le résultat s'est révélé très intéressant grâce à l'utilisation de techniques graphiques variées, comme des dessins au crayon très précis (dans la page sur Raffles Place) aussi bien que des gribouillages très libres (dans la page où Gramblanc pêche), mais aussi des dessins à l'encre dans le style des peintures chinoises (la page des feuilles de lotus), qui ajoutent systématiquement une dimension supplémentaire à l'expérience du lecteur.

 

MARC : Je dis souvent qu'il y a trois personnages principaux dans notre histoire : Gramblanc, Hatoff, et Singapour. Jean et moi avions cela en tête dès le départ : la présence de Singapour dans tes bandes dessinées est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles nous t'avons contacté ; et les lieux que tu as sélectionnés pour nos séances photo ont effectivement eu un rôle déterminant dans le projet. Pourtant, nous en sommes tous venus à penser que le lieu où se déroule l'action ne devrait porter aucun nom. Cela peut sembler contradictoire... Qu'en penses-tu et comment décrirais-tu le rôle de Singapoure dans Le Clown du Ruisseau ?

 

HONG TENG : Je ne ressens pas du tout cela comme une contradiction. Depuis le tout début, j'ai été convaincu que l'idée n'était pas de mettre en lumière la dimension locale, mais plutôt de souligner les contrastes entre les lieux sélectionnés... remue-ménage versus tranquillité, modernité versus nostalgie, urbanité versus nature, etc. Si Singapour constitue bien le troisième acteur, alors son rôle dans l'histoire fait écho à celui de Hatoff, qui essaie de se rappeler ce qui a déjà été oublié.