Présentation de la pièce Orgia - Par Pier Paolo Pasolini

 

Ecrite en 1968 par Pier Paolo Pasolini

Informations

La première version de Orgia date du printemps 1965. C’était la première chose que j’écrivais pour le Théâtre. Au cours de ces trois dernières années, j’ai écrit deux autres versions. En ce qui concerne Orgia, donc, ces trois ans de travail sont trois années creuses, sans évolution, repliées sur elles-mêmes. Je veux dire par-là que les thèmes, les problèmes ou, surtout, le “sentiment” de la tragédie se sont fossilisés en un moment propre, qui a été de “tension” en ce printemps 1965 où, pendant la convalescence de l’unique maladie que j’ai jamais eue, dès que j’ai pu tenir un crayon, j’ai commencé à écrire. Cette “tension” a été entretenue artificiellement : mais une telle opération est inévitable chez tout auteur qui doit travailler longtemps sur ses propres oeuvres. D’autre part, les thèmes, les problèmes et en particulier, le sentiment de Orgia me semblent actuels : à trois ans de distance, je continue d’y souscrire. Etant donné qu’Orgia est ma première pièce de théâtre (et qu’elle fait suite à une longue période de haine pour le théâtre, haine dont il n’est pas dit qu’elle soit apaisée) elle présente, par rapport à l’idéologie théâtrale que j’ai mûrie par la suite, ces deux caractéristiques “défectueuses”.

1/ Elle garde des habitudes d’auteur lyrique, qui considère le monologue comme le plus théâtral des évènements théâtraux.

2/ Elle garde des traces “d’action” cette maudite “action” que le cinéma, la télévision et le théâtre gestuel ont désormais monopolisée.

Curiosité

Pendant que j’écrivais la première version de Orgia, j’écrivais en même temps mon premier essai sur le cinéma, qui s’insérait dans le cadre d’une “pansémiologie”. Le cinéma y est interprété comme “langue écrite de l’action” , et exalté comme système de signes non symboliques qui “exprime la réalité à travers la réalité”. Le théâtre de mots est peut-être né en réaction à cela. La chose curieuse est que, pendant que j’écrivais le premier texte de ce que j’allais justement appeler ensuite “théâtre de mots”, mes théories sur la primauté de “l’action comme langage” se sont reflétées sur la seconde version de Orgia (initialement un pur et simple rapport sadomasochiste, existentiel entre un homme et une femme), qui, insérant une seconde tragédie, linguistique, elle, à l’intérieur de la tragédie, jette une lumière interprétative sur la première version qui, comme je l’ai dit, était originellement purement existentielle , et avait pour thème le rapport entre la différence, existentielle, et l’histoire. Il en résulte une théorisation de la communication sexuelle comme langage, qui fait partie de langage primaire qu’est le langage de l’action et de la présence physique.

Si bien qu’on n’a jamais autant polémiqué contre le mot que dans ce texte qui relève du “théâtre de mots”.

Cette double nature de Orgia (texte, je le répète, entièrement fondé sur les mots, dans leur moment le plus expressif, celui de la “langue de la poésie”, où vient ensuite exalter continuellement la primauté de l’action en tant que mystère pragmatique, à travers lequel la conscience peut s’exprimer avec une plus grande authenticité (bien qu’elle soit d’une totale irrationalité), est incontestablement un défaut de l’œuvre. Toutefois j’ai voulu commencer mon curriculum théâtral (en admettant qu’il ait jamais une suite) avec l’œuvre que j’avais pensée et écrite en premier (même si elle a été ensuite élaborée en même temps que d’autres pièces).

Exégèse

Ou plutôt, heuristique. Une partie de l’idéologie de Orgia (la mort comme habitude à la répression) est née après une lecture de Marcuse (à une époque, le printemps 1965, où Marcuse n’était pas encore à la mode et où il n’était connu que de Fortini) : Eros et Thanatos. Mais la partie la plus importante de l’idéologie de Orgia naît d’un texte que je connaissais pas alors et que je n’ai lu que récemment dans un extrait du petit ouvrage critique de la tolérance, qui a été publié au cours de ces derniers mois par Einaudi. Il s’agit d’un texte d’Emile Durkheim, Suicide, cité par Robert Paul Wolff, dans un de ces trois essais que contient l’ouvrage cité, et dont je rapporte ici le passage le plus intéressant :  Durkheim découvrit que la disposition au suicide est associée dans la société occidentale contemporaine à une des deux conditions qui font toutes deux parties de ce que Stuart Mill appelle “liberté”. Quand la prise que les valeurs traditionnelles et de groupe exercent sur les individus, se relâche, il se crée chez certains d’entre eux une condition de complet manque de loi, une absence de limites à leurs désirs et à leurs ambitions. Et comme il n’y a aucune limite intrinsèque à la quantité de satisfaction que le moi peut désirer, il se trouve alors entraîné dans une recherche sans fin du plaisir, qui produit chez le moi un état de frustration. L’infinité de l’univers objectif est insaisissable pour l’individu privé de freins sociaux ou subjectifs, et le moi se dissout dans le vide qu’il cherche à remplir. Quand ce manque de freins intérieurs mine la force et la structure de la personnalité au-delà de certaines limites, la situation peut déboucher sur le suicide. Durkheim définit cette forme de suicide, suicide “anomique”, soulignant par-là le fait qu’il dérive d’un manque de loi (=anomie).

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On pourrait donc presque considérer les pourcentages variables de suicides comme des avertissements que la société donne à ceux de ses membres qui s’aventurent sottement au-delà des murs de la cité, dans les déserts infinis et solitaires qui s’étendent outre.

Dans le cas qui nous occupe, c’est la différence “sexuelle” qui a ouvert une brèche dans les murs de la cité. Le sexe – sous son aspect de “différence” sado-masochiste, ne représente donc que quantitativement le contenu d’Orgia. Il faut en effet beaucoup de ce mélange explosif pour faire s’écrouler les épais murs d’une cité qui, pour les protagonistes d’Orgia, est majorité et conformisme.

Naturellement, la théorie de Durkheim sert à expliquer le suicide de la protagoniste, pas celui du protagoniste. Pour expliquer le suicide de ce dernier – son “bon usage de la mort” - je ne pense pas qu’il faille recourir à des textes. Là, c’est vrai, nous nous trouvons en pleine heuristique ; et en pleine pragma. Songez à la volonté de mort de Pangulis, pour ne citer que le dernier exemple. D’ailleurs le texte parle clairement : “Le bonze est prêt”. Les stratifications d’une oeuvre peuvent être infinies. Je crois me rappeler que les bonzes suicidaires n’étaient pas monnaie courante durant le printemps 1965. reste le soupçon que le protagoniste ne mette pas en scène sa représentation suicidaire, décidée in extremis et de façon certes puérile dans le cadre d’une protestation non violente, mais dans celui d’une protestation qui a pour fin la réévaluation de la violence.

Dédicace du spectacle

A Aldo Braibanti, en prison pour “anomie” de la société italienne.