Se maquiller pour vous démasquer - Texte de Jean Lambert-wild

Le maquillage d’un clown a une fonction bien étrange. Il porte le clown, il en révèle l’esprit.   Un esprit qu’on a du mal à identifier et dont on ne sait jamais s’il sort d’une forêt, du cratère d’un volcan ou du fournil d’un boulanger. Chez un clown, la sophistication, parfois extrême du maquillage, n’a d’intérêt que de préserver un acte primitif d’abandon, de renoncement à ce qui constitue sa personne hors de la piste ou de la scène. C’est pourquoi, le clown ne se maquillera jamais à la légère ou dans la précipitation car ce renoncement doit se faire avec douceur, avec gravité, avec une solennelle tranquillité. Ce n’est pas un reniement, ce n’est pas une soumission, c’est une hospitalité assumée, un bail de lui-même qu’il contracte en se maquillant et qu’il rompt en se démaquillant.

J’aimerai ici faire part d’une confusion qui amène beaucoup de psychologismes, de petits états d’âme dans le développement des clowns. De plus en plus, se répand cette idée aussi « sotte que grenue » qu’il faut développer « les caractéristiques de votre clown intérieur», d’aller à « la découverte de votre clown », qu’il faut découvrir « le clown qui est en vous », d’oser  « rencontrer son clown et être soi. ».  Il y a même des stages de «clowns et connaissance de soi ». « Sans Blâââgue ! » pourrait dire Grock. Je ne dis pas, il est possible que cela apporte du bien-être à quelques personnes mais cela se fait au prix d’une confusion pour tous, chacun ayant d’autant plus d’effroi à embrasser un clown qui ne lui ressemblera pas. Pour ma part, je trouve que ce travail de développement personnel a tout de même des allures de dames patronnesses. J’ai moi-même, je le confesse, souvent abusé de cette facilité de parler de « mon clown ». Cela est une grande maladresse. Certes on peut, et parfois à ses dépens, vivre avec un clown, mais toute sa richesse vient de son indépendance surnaturelle.

Pour préciser, le clown prend de ma personne ce qui l’intéresse, il me force à travailler ce qu’il juge inapte à sa fonction, à étudier ce qu’il considère indigne de son élégance. C’est un peu sauvage, mais cela peut se négocier avec correction, c’est à mon sens toute la fonction du maquillage : Une négociation d’un être et d’un « sur-être » où le religieux n’a pas sa place.

Se maquiller est moment délicat. On abandonne notre citadelle intérieure a qui pourra en user comme il le voudra. On ne se maquille pas pour faire apparaitre son clown, mais plutôt pour laisser la place au clown. Si l’on se maquille sans autre velléité que d’inviter un étranger, on voit alors apparaitre dans la glace une face hilare à qui l’on donnera poliment la gouvernance de son être. Le maquillage a donc une importance fondamentale magiquement mais aussi visuellement. Chez le clown, le maquillage n’est pas là pour le rendre plus convaincant, plus réel. Il est en premier un jeu d’identité. Les spectateurs doivent pouvoir distinguer qu’un visage a chassé pour un temps un autre visage. Il est en second une coquetterie qui le démarque pour festonner un visage androgyne dans un équilibre ou le lyrisme accepte le prosaïsme de toutes les situations.

Traditionnellement le maquillage du clown utilise trois couleurs de base : Le blanc, le rouge et le noir. Rien n’interdit d’utiliser d’autres couleurs, mais cependant, on s’aperçoit, à l’usage, qu’elles sont un peu brouillonnes à l’emploi. C’est bien-sûr une question de visibilité, le blanc accrochant la lumière, mais pas seulement, il y a un usage symbolique des couleurs qui détermine leur alliage, leur combinaison agreste. Àvouloir trop en mettre on se tartine la bouille de boue. Il n’est pas interdit de se maquiller le visage tout de rouge, mais il faudra alors être attentif à bien réguler son visage de quelques marques qui adouciront ou renforceront l’esprit que l’on convoque. 

Le rouge est traditionnellement utilisé pour marquer trois sens de communication, les oreilles pour l’écoute, la bouche pour la parole et les mains pour l’adresse. La signature du clown est le moment le plus délicat de l’opération. C’est l’apposition d’un sceau qui anime le visage d’une réalité n’appartenant pas à ce monde. La signature c’est cette ponctuation, ce trait qui fait la respiration du clown. C’est une virgule symbolique qui lui permet de reprendre sa respiration dans la cavalcade. Si la signature est ratée, il faut tout recommencer ou prendre le risque de s’étouffer en public.

Pour la mise au blanc du visage, plusieurs techniques sont possibles, mais je recommande les doigts pour éviter de donner un aplat qui soit trop homogène. Le reste peut se faire au pinceau. On peut reprendre son nez, retracer ses sourcils, se rajouter des mouches noires ou rouges sur le menton, les joues, le front comme le ferait un aristocrate déchu. L’instant final où le clown se talque ne doit pas être négligé. Ce vernis poudreux mettra en valeur, sur la durée de l’exposition de son entrée, les nuances et les expressions de ce que sa « signature » cherche à dire. Ne l’oubliez jamais le maquillage parle ! Il est même très bavard.

Le clown, quoiqu’il en soit, doit allier son maquillage à la gouvernance de son habit. Il doit être aussi attentif à sa chevelure, sa calotte, son cône ou sa coiffe. Par exemple, l’usage, d’un toupet changera l’organisation du visage et donc en conséquence celle de la signature.

Pour un clown, c’est toujours un moment délicat que de se maquiller, il faut parfois plus d’une heure et chaque signature participe à l’apparition d’une entité unique qui disparaitra lorsque le clown se badigeonnera le visage de saindoux puis s’essuiera avec une serviette chaude mouillée.

 

Pratiquement, je recommande de faire l’expérience de chaque couleur et de prendre le temps de faire ses mélanges. Les pigments n’ont pas tous le même éclat, le blanc de Meudon et différent du blanc d’alumine, l’huile d’amande douce différente de l’huile de coco, un noir de charbon ne réagit pas comme un noir de vigne. Il faut penser comme un peintre qui ferait de son visage la toile de jute d’un tableau que les spectateurs pourraient imaginer comme un cosmos lumineux en lutte perpétuelle avec des trous noirs.

 

Pour conclure, méfiez-vous des interprétations psychanalytiques au sujet du maquillage des clowns. Cette surface blanche est trop souvent le reflet de beaucoup de fantasmes qui n’ont rien à voir avec ce rire qui sort du fond de la nuit. Le clown n’a cure de tout cela.  Se maquiller est pour lui une construction symbolique qui n’oublie pas la mémoire magique des sens et des signes. Le clown blanc n’a rien à cacher. Son maquillage est là pour vous démasquer… Et pour échapper à l’inquisition.