Un œil vagabond par Jean Lambert-wild

Il y a ce que l’on regarde et il y a ce que l’on voit.  Elles sont rares ces consciences qui arrivent à regarder et à voir dans un même temps.

Tristan Jeanne-Valès avait cette conscience. Elle était si forte en lui que ce qu’il voyait et regardait se transformait en une beauté rageuse. Il était capable de figer le temps pour lui donner sens.

J’ai constaté que son acuité en vieillissant, au contraire de nous, ne faiblissait pas. Bien au contraire, elle se renforçait, devenait de plus en plus pointue. Ses photographies faisaient sortir de l’ombre des mémoires cachées.

Par un magnétisme étrange, il attirait vers sa rétine des émotions suspendues à un fil de vérité, des architectures de doutes au bord de l’effondrement, des mouvements secrets enfin éjectés de leurs corps, des visages singuliers façonnés par des fantômes.

J’ai eu la chance que Tristan Jeanne-Valès m’accompagne pendant plus de vingt ans. Il fut le témoin de chaque création.  Il fut le compagnon de chaque aventure. Il m’a aidé à sortir Gramblanc de la nuit. Il était là le jour où, pour la première fois, j’ai murmuré le nom de ce clown blanc en tremblant.

C’était un homme bâti comme un rapace. Il était grand, ses mains étaient fines, son rire était sec, ses mots étaient toujours vifs. Il observait le monde sans autre procédé que de le révéler avec une lumière intérieure composée d’un spectre allant d’une pudeur bleutée à une honnêteté rougeoyante.  

C’était un vagabond de l’âme qui savait effrayer les sermonneurs qui redoutent tout ce qui est flou ou hors du cadre. Nous avons perdu un grand artiste et j’ai perdu un grand ami.

Maintenant je me sais aveugle de moi-même. Mais malgré ma tristesse, je suis bien curieux des photographies qu’il prendra des ténèbres. Je suis certain que son objectif en fixera la première lumière.