Artiste de la fin des temps - Texte de Claude David

Kafka était, à sa manière, un artiste qu'on exhibait dans les spectacles de variétés. Et c'est encore sur l'image d'une artiste que s'achève l'œuvre de Kafka. Joséphine, l'héroïne du récit Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, est un petit personnage plein de coquetterie et de morgue. Pourtant son chant, dont elle est fière, est à peine différent du couinement ordinaire des souris.

On se rend à ses concerts, et cependant chez un peuple menacé de périls, on s'adonne peu à la musique ; c'est à peine si on la comprend encore. On aime bien Joséphine, comme une sorte de célébrité nationale, mais cela n'empê- che pas le public de se moquer un peu d'elle et de ses prétentions. C'est un art de fin des temps que Kafka évoque dans son récit.

Le moment n'est plus aux chants des ancêtres, au lyrisme, à la grande musique : l'âge est venu de la sobriété et de la prose. À quoi peut encore servir l'art dans la sécheresse du monde d'aujourd'hui ? Et pourtant, quand Joséphine ne sera plus, il n'y aura personne pour tenir sa place et quelque chose d'irremplaçable aura disparu. Si ténu que soit le chant de Joséphine, il invite au recueillement ; un peu d'esprit d'enfance et des temps d'autrefois se réveille ; il arrache la banalité du quotidien. 

Qui irait imaginer que, dans ce personnage arrogant et odieux, dans cette misérable idole des foules, Kafka ait voulu dessiner son propre destin ? Et pourtant, il y a plus d'un trait commun entre Joséphine et lui. Lui aussi ne fait entendre dans ses récits qu'un modeste couinement, car qui pourrait aujour- d'hui élever la voix davantage ? Lui aussi pratique un art de fin des temps.

Et pourtant cet art a encore son sens et sa raison d'être.