Carnet de bord # 1 Un jour, un chapitre

Par Jean Lambert-wild

 

J’aime lire à voix haute. J’aime sentir l’écriture d’une autre inconnue, d’un autre disparu, d’un messager perdu. J’aime halener la pulsation d’une poétesse, l’encens d’un grand auteur, le rythme vital d’une autrice ou le petit tambour d’un polygraphe sur mes lèvres. Cela m’anime l’esprit. Mon oreille, parfois lasse des bruits d’un quotidien incongru, s’égaye d’un souffle qui sort de moi et dont je ne suis pas l’origine. Je jubile à mâcher avec ma langue et à pousser dans mon ventre des sentiments qui me sont étrangers, des idées nouvelles, des mots captivants, des paysages imprononçables. J’y retrouve une liberté enfantine. Les mots claquent et bruissent autour de moi comme des ailes d’oiseaux. C’est une liberté ravigotante dans ce monde connecté de bruyants silencieux, inattentifs au flux sanguin du langage.

Et si j’étais éditeur, je rajouterais sur la couverture des ouvrages cette recommandation pour le soin et la santé des lecteurs : A lire à voix haute !

Lire à voix haute n’est pas un exercice, car les exercices corrodent la petite harmonie des inadvertances qui, comme des cailloux sur un chemin, nous font trébucher et découvrir une prosodie qui admet qu’un corps s’écrit en bégayant.

Il y a, bien sûr, quelques principes à connaître pour goûter au plaisir qui fera de mots- voyageurs le tissu de notre habit d’un jour. Pour ma part, je conseille de ne jamais se précipiter à la première phrase. C’est comme rentrer dans une maison où l’on est invité pour la première fois. Il faut comprendre la disposition des pièces et sentir ce qu’il nous sera autorisé de voir et aussi ce qui nous sera autorisé de voir, plus tard, lorsqu’on reviendra. Il faut rendre visite plusieurs fois à une phrase pour en comprendre son ouvrage. Certaines, très simples, ont des complexités inattendues. D’autres, dont les périodes sont feuillues, s’arpentent plus facilement qu’on ne l’aurait cru.

Le langage est un mystère qui perce toujours là où on ne l’attend pas.

L’art de phraser nécessite une approche douce. On doit admettre la lenteur de cet apprentissage qui, de plus ,n’est jamais acquis. Notre palais, nos lèvres, nos dents, nos joues et tout ce qui peut être utile à expulser un son se modifient avec l’âge. On discerne en vieillissant que la syllabe du verbe aimer n’a pas la même profondeur qu’à nos vingt ans. Ainsi relire à voix haute un livre tous les dix ans, nous fait découvrir que ce que l’on perd nous permet de découvrir ce qu’on n’avait pas lu.

Enfin, l’éloquence se corrige avec l’usage et le goût de diverses lectures. Vous n’obtiendrez jamais de satisfaction plus réelle que de faire lecture de vous-même en accueillant l’organe d’une bouche écrite par un étranger. Et s’il y a un exercice de prononciation que je puis vous recommander : C’est de vous écouter.

J’ai été invité par Ghislaine Gouby, la directrice des Scènes du Golfe, à lire dans des lieux différents « SI le soleil ne revenait pas » de Charles-Ferdinand Ramuz. Ce beau projet de « Un jour, un chapitre » m’a sorti du confinement intérieur où j’étais. Il a effacé la nécessité brutale des couvre-feux, des visages masqués, des mains lavés à en perdre ses ongles. J’ai pu grâce au bel enthousiasme de toute l’équipe des Scènes du Golfe arpenter les montagnes magnétiques de Ramuz en posant librement mon pupitre de lecteur dans des lieux où jamais je n’aurai imaginé faire résonner la langue aigüe, faite de gouffres et de crêtes, de Ramuz. 

Ces lectures que j’ai interprétées avec l’énergie de mon clown « Gramblanc » m’ont fait redécouvrir une tendresse que j’avais enfouie dans le sable il y a longtemps, bien trop longtemps.