Carnet de bord # 16 Dom Juan ou Le Festin de pierre

Par Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra & Marc Goldberg

 

 

Au cours du travail créatif, il nous arrive de faire une pause, un pas de côté pour nous interroger sur notre démarche, sur ses fondements, sur ses ressorts profonds. Or quelque chose interroge, dans notre façon d'aborder Dom Juan : au lieu de suivre la pente naturelle qui fait du héros un jouisseur impénitent dont la force vitale se fracasse brutalement contre une instance supérieure (divine, magique, sociale, politique : c'est souvent autour de ce choix que s'échafaude le spectacle), pourquoi avons-nous choisi de le confronter d'emblée, et continûment, à la mort ?

Bien sûr, cela fait sens, cela procède même de la grammaire dramatique de la pièce pour autant qu'on la développe intégralement, surtout cela ouvre des possibilités de jeu et de renouvellements jubilatoires qui suffisent à étayer notre choix sans y apporter aucune justification théorique particulière. Mais rien n'interdit pour autant d'examiner d'où vient qu'envisager la symbiose entre Dom Juan et Gramblanc ait irrépressiblement conduit la Mort à jouer un rôle si central dans notre spectacle. Cette question nous intéresse d'autant plus qu'elle consonne avec les réflexions que Jean Lambert-wild et Marc Goldberg mènent sur la question d'une pédagogie de la catastrophe.

La notion de catastrophe nous apparaît de plus en plus centrale dans l'art du clown, en particulier du clown blanc. C'est l'objet d'un ouvrage en cours, mais disons ici simplement que le clown nous semble être un révélateur, et souvent même un opérateur, des catastrophes qui nous menacent. Par son action (souvent involontaire), il assure la bascule de systèmes apparemment stables dans une logique d'effondrement burlesque ou poétique.

Un maître absolu du genre était évidemment Buster Keaton, ce clown blanc lunaire à la fois cause et victime de catastrophes en tous genres. Mais la même dynamique est à l'œuvre sur scène lorsque Grock passe à travers le siège d'une chaise sur laquelle il se juche pour jouer de l'accordéon, ou lorsque Georges Carl s'escrime désespérément à régler le micro avec lequel il est sensé présenter son numéro d'harmonica. Si une catastrophe menace (évidente, possible ou imprévisible), le clown semble voué à l'actualiser, du moins à en révéler le potentiel.

Logiquement donc, c'est au bord du gouffre que la puissance du clown se déploie à plein. Les nombreux sketches où, dans l'arène comme à l'écran, il fait montre de ses talents d'équilibriste littéralementau bord d'un précipice trouvent sans doute là leur origine profonde. La scène où la cabane de Charlot manque de basculer dans le vide en est un exemple mémorable (La Ruée vers l'Or, 1925), de même que la célèbre séquence où Harold Lloyd se retrouve accroché à l'aiguille d'une horloge au sommet d'un immeuble (Safety Last, 1923).Reste que le gouffre ultime, certes plus métaphorique, sera la Mort.

Bien entendu, lorsque Buster Keaton cherche à se suicider (tour à tour par poison, sous un tramway ou un meuble, par pendaison), la mort se dérobe obstinément (Hard Luck, 1921); mais lorsqu'il s'efforce de survivre à une tempête,il échappe par miracle à une maison qui s'effondre sur lui (Steamboat Bill, Jr, 1928). Et c'est encore Charlot qui illustre parfaitement notre propos lorsque, les yeux bandés, le clown amoureux fait du patin à roulette sur une plate-forme sans balustrade au quatrième étage d'un grand magasin (Les Temps Modernes, 1936): chez le clown, le danger est à la mesure de l'insouciance, la proximité du bonheur convoque la catastrophe.

Quant à Gramblanc, son dialogue avec la catastrophe informe nombre de ses calentures. Le Clown des Maraisa montré son lien congénital avec elle, révélant combien sa naissance prend racine dans les marais les plus sombres de l'Histoire. Il a régulièrement flirté avec elle, développant un véritable art de la catastrophe dans des performances comme Le MurSpace Out Spaceou Noyade, mais il s'est également directement confronté à la mort, métaphoriquement dans Aegri Somnia, très explicitement dans Chantons sous la Mort.

Rien d'étonnant, alors, à ce que Gramblanc intègre d'emblée la menace de la Mort quand il aborde le récit de Molière, au lieu de se laisser surprendre par elle lors du dénouement (que les Grecs, à la suite d'Aristote, nommaient « catastrophe »). Il faut être au moins deux pour jouer une entrée clownesque, et plus exactement trois en comptant le public : la gravité devient le partenaire de Popov quand un escabeau attire son attention et qu'il entreprend sous nos yeux inquiets ses acrobaties fantasques et de plus en plus improbables. Ici, la Mort s'impose donc naturellement comme le partenaire principal de Gramblanc : elle est là dès le lever de rideau, elle le menace à chaque instant, il joue avec elle, se joue d'elle avec son acolyte Sganarelle aux allures augustiennes. Les scènes de séduction deviennent des facéties, les blasphèmes des rodomontades, le face à face avec les spectres des pitreries glaçantes, le destin entier du héros un numéro de funambule dont l'issue fatale peut être repoussée mais aucunement évitée, car Gramblanc n'est pas un acrobate, mais bien un clown blanc.

 

Carnet de bord #16 > Dom Juan ou Le Festin de pierre > Steve Tientcheu, comédien

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