Carnet de bord # 4 Un clown à la mer

Par Jean Lambert-wild

Nous avons répété cette nouvelle version de Un Clown à la mer à la Lucarne. La salle de répétition y est très agréable, son plancher de bois, ses dimensions, son exposition à la lumière du jour, l’harmonie paisible de l’espace, tout ici concorde à offrir une atmosphère de travail rassurante et concentrée.

La décision une fois prise de jouer Un Clown à la mer en version scolaire, nous n’avions que quelques jours pour réorganiser le spectacle, cela d’autant plus que l’incertitude de l’époque nous poussait à être véloce car nous ne pouvions garantir que nous ne serions obligés d’interrompre les répétitions, ou le spectacle, à tout moment en raison des mesures sanitaires. Ce temps fut encore raccourci lorsque l‘un de mes camarades fut suspecté d’être cas Covid, ce qui l’interdisait bien naturellement de nous rejoindre.  

Jouer est toujours un pari. C’est un pari encore plus fort lorsque les représentations les plus simples d’une société sont brutalisées comme celle, par exemple, de se sourire, ou de se serrer la main. Mais aucun pari ne vaut une vie. Je me refuse de jouer au mépris de la vie. S’il faut attendre, j’attendrai. Ce qu’un jour ne peut pas, un autre l’offrira. L’âpreté d’un moment ne peut pas m’ôter l’assurance en l’infinie poésie de la vie. Un peu de poésie et beaucoup de raison sont les meilleurs vaccins que je connaisse pour se prémunir des inquiétudes égoïstes qui croient vaincre la douleur en ignorant celle des autres.

Ainsi donc, et sans tergiverser, nous consacrâmes les premiers jours à redéfinir la trame des actions de jeu, à réorganiser le déroulé des gags, tout en adaptant quelques passages du texte. Cela était un préalable nécessaire pour remplir deux objectifs, tout d’abord, d’avoir l’opportunité de présenter le spectacle dans des classes allant du CM2 à la troisième, puis ensuite, de respecter un format d’une durée de 45 minutes correspondant plus ou moins au temps dont nous disposions en interrompant par surprise un cours avec notre entrée clownesque.

Cela fait, nous dûmes imaginer les interactions qui seraient possibles d’effectuer dans une classe, par-là, faire le choix des accessoires, puis réorganiser l’accompagnement musical, sans manquer de reconditionner des éléments de costumes, mais surtout, et c’était là tout l’essentiel, être autonome et débrouillard de chaque situation.

Dès les premiers jours nous comprîmes que sur un bateau, tout l’équipage devait être mis à contribution. Faute de quoi, l’on chavire et l’on coule à pic « sans prévenir, comme ça, en tournoyant doucement vers les profondeurs, comme un nez de clown qui coule au fond d’une piscine. » Si Gramblanc pouvait courir entre les tables, sauter sur les chaises, faire la gigue sur l’estrade, il n’en demeurait pas moins que nous étions tous embarqués dans la même barque, et que, de plus, pour gonfler nos voiles, cette entrée clownesque avait besoin d’un souffle frais, vif qui ferait claquer les mots comme une toile tendue frappant au beaupré.

J’avais besoin, pour cela, de m’appuyer sur mes deux comparses et de franchir avec eux des caps en m’autorisant toutes les surprises voulues ou incongrues. Maël Baudet qui est le régisseur son et Christine Ducouret qui est habilleuse et maquilleuse acceptèrent de se prêter au jeu. Ils firent cela avec grande volonté ce qui attisa mon désir d’affronter vagues et tempêtes.

Il ne faut pas croire que la chose soit aisée. Il est difficile de composer un caractère et d’affronter les roulis d’un public. Rien de naturel d’avoir la bravade de monter sur scène lorsque l’on est habitué à la pénombre des coulisses, à servir un interprète en restant en retrait du plateau. Il faut dépasser beaucoup d’interdits, de tabous, se faire confiance, être à l’écoute, changer de peaux. C’est tout ce j’aime dans un métier où un spectacle s’invente qui si l’on accepte de se réinventer. 

C’est ainsi, emportés par un alizé plus fort qu’eux, que Christine devint Kiki et Maël devint Loulou. Un trio clownesque charmant et inconscient qui prouva dès la première représentation que le théâtre est avant tout une affaire de fraternité. Quel que soit son talent, on ne peut jouer que si un autre nous soutien. 

Nous jouons aujourd’hui au Collège Saint-Joseph à Grandchamp. Nous avons à notre disposition une petite salle pour nous préparer. Je me maquille et je vois dans le reflet du miroir Kiki et Loulou qui se préparent. Kiki, comme à son habitude ne tient pas en place et s’assure qu’il ne manque rien.  Loulou cherche son béret car depuis qu’il l’a une fois oublié dans sa loge, il n’est rassuré qu’en vérifiant par trois fois qu’il est bien sur son crâne.

Moi j’imagine comment surprendre à nouveau Kiki avec cette fraicheur du premier jour des répétitions lorsque je lui dirai « Kiki, kiki, Où est ce que tu te caches ? Kiki mon couvre-chef ! Il faut penser à bien l’attacher avec un fil au niveau du col, là derrière. Voilà, comme ça. C’est bien ainsi, non ? Une attache oubliée et c’est le début des emmerdes. » J’imagine aussi les yeux de billes de Loulou lorsque je lui astiquerai son béret avec le revers de la manche de l’enseignante en lui disant « Loulou, mon Loulou, quelle est mon estime, quel est mon degré de dérive ». Qu’il est bon d’avoir des camarades lorsqu’on part en mer.  Allez Zou en piste ! 

« Partons, la mer est belle;
Embarquons-nous, pêcheurs.
Guidons notre nacelle,
Ramons avec ardeur.
Aux mâts hissons les voiles,
Le ciel est pur et beau;
Je vois briller l’étoile
Qui guide les matelots! »

Spectacle

Calenture n° 55 de l'Hypogée- Pour clown blanc, grand col bleu, pompon rouge et rêve de longue route