Carnet de bord # 4 Un jour, un chapitre

Par Jean Lambert-wild

Pour moi qui suis créole, l’hiver est une offensive à laquelle je suis toujours mal préparé. Malgré toutes ces années loin de mon île natale, j’ai beau faire, je ne m’y fais pas. Et bien que je me sois habitué au froid qui sèche le sang, à l’humidité qui perce les os, à la lourdeur des nuages qui écrase les épaules et les reins, bien que j’aie accepté de ne plus me faire de soucis pour les arbres décharnés, pour la terre gelée, puis boueuse, puis gelée, puis boueuse à nouveau comme une lippée qui n’en finirait pas de congeler, décongeler jusqu’à devenir immangeable, bien que j’aie dit oui à la douceur de la neige dont la trop grande blancheur cache une mort suspecte, à la beauté du givre qui maquille les étangs en funèbres miroirs, aux splendeurs des tempêtes qui font descendre le ciel jusqu’à vous enterrer, bien que je fasse beaucoup d’efforts, je bats toujours irrémédiablement en retraite.

 

Et je me souviens que dans les premières années de mon exil d’affranchi, j’étais bien en colère, pestant contre ce froid que je ne méritais pas. D’ailleurs, j’avais beau multiplier les couches de sous-vêtements, de pulls, de gants, de bonnets ridicules, de rajouter du papier journal entre deux couches de vêtements pour me protéger le dos, les jambes ou les bras, quoi que je fis, mes efforts étaient vains et ma tenue absurde. Je n’osais plus sortir de chez moi. Il y eut même un jour, après plusieurs hivers à pester, où rassemblant toute ma vanité idiote, je pris décision d’affronter l’hiver en bermuda et en chemise à manche courte. Il verrait bien, cet hiver pérégrin, qu’un fils des tropiques sait braver l’épine, le caillou et la mauvaise croix ! La belle affaire… Ma tenue passant de l’absurde au grotesque, je ne gagnais de mon orgueil désuet que l’obole du rire des passants. C’est sans doute à cette époque que je m’instruisis sans le savoir d’une discipline clownesque fort utile à l’éducation de mon avenir. A savoir, au pire moment d’une journée, que l’élégance d’un rire réchauffe le cœur craintif, affermit la peau tremblante et donne de l’élan aux lendemains frileux. 

Mais revenons à l’hiver, si donc, je me suis fait à beaucoup des tourments et des promesses qu’il procure, il en est un que je n’arrive pas à supporter. Cette coquetterie exaspérante que le soleil a de jouer à cache-cache. Où diable se dissimule donc le soleil ? Je n’arrive toujours pas à comprendre l’intérêt de ces aubes hésitantes et de ces crépuscules anémiés. Moi qui toujours me fais une fête de me réveiller tôt pour profiter en premier de sa chaleur, je le guette à la fenêtre pendant des heures, attendant avec impatience, dans une nuit qui n’est plus une nuit, qu’il rassemble ses maigres forces pour m’éclairer. Cela m’inquiéte beaucoup, et en vieillissant, plus encore. Je vis avec cette crainte sotte qu’il pourrait un matin, épuisé, ne pas trouver l’appui indispensable pour se hisser dans le ciel. Ma crainte est proche en cela des habitants de Saint-Martin d’en haut du livre de Ramuz Si le soleil ne revenait pas. Avec, tout de même cette différence significative, que ce qui engraisse mon angoisse vient de la nostalgie de matins aux parfums d’épices bruissant de vie et de couleurs, un mal du pays qui avec l’âge prend de l’embonpoint.

 

Pour ne pas céder à trop de nostalgie en hiver, j’ai besoin d’ordonner mes journées. C’est pourquoi j’ai été attentif à la citation de Georges Bernanos mis en accroche des pages du site web des Scène du Golfe. Pour ceux qui n’y aurait pas pris attention, mais qui prendrait la peine de lire ces carnets de bord la voici : « L’espérance est un risque à courir » Certes, certes… mais il faut courir vite et je suis un piètre coureur. Il y en a une autre de Georges Bernanos en épitaphe de sa tombe au cimetière de Pellevosin : « Quand je serai mort, dites au doux royaume de la terre que je l’aimais plus que je n’ai jamais osé dire. » Voilà qui donne du sens à la course, même si, comme moi ,l’on court mal. L’occasion offerte par ces lectures filmées était en cela formidable. Je pouvais organiser mes journées tout en visitant l’un des endroits les plus merveilleux de ce doux royaume de la terre : le Golfe du Morbihan.

Ainsi donc, dès 9h je suis dans ma loge pour le maquillage, l’habillage et le babillage de Gramblanc, puis en route vers des lieux insolites qui s’ouvrent à moi avec une facilité déconcertante. C’ est dû à la gentillesse et aux multiples attentions de l’équipe de Scènes du Golfe qui permet que chaque lieu, où nous nous rendons, soit une scène où je puis lire tranquillement. Leur chaleur me fait oublier le froid et les caprices du soleil. Je comprends finalement que celui-ci vient se glisser dans le cœur des gens, y prendre ses quartiers, pour nous illuminer du devoir de vivre.  

 

Seul, en haut de la tour du Connétable, attendant que Thomas Ferrand, ce jeune homme qui sait conjuguer un flegme délicat à une précision d’horloger, termine quelques images avec son drone. Seul, j’ai imaginé que l’épitaphe de Gramblanc pourrait-être « Quand je serai mort, dites au doux royaume du cœur des gens que je l’aimais plus que je n’ai jamais osé dire. »