Carnet de bord # 5 En attendant Godot

Par Jean Lambert-wild & Lorenzo Malaguerra

 

Mieux comprendre Pozzo


« Pozzo est un gros con ! », s’exclame Marcel Bozonnet. « Je viens de mettre la main sur une interview de Roger Blin. Et il a parfaitement raison, Pozzo est un gros con ! » Ce sont rarement les indications les plus élaborées qui permettent à l’acteur de jouer juste. Et défendre le personnage ne signifie pas toujours le rendre plus intelligent qu’il n’est. « Un gros con » en forme d’illumination et voilà que le personnage est animé d’une énergie plus directe et plus brute, donnant à chaque réplique une charge supplémentaire, à la fois méchante, cruelle et drôle. Voilà aussi ce qui nous permet de mieux comprendre pourquoi Pozzo n’écoute pas les questions qu’on lui pose, s’embarque dans une tirade lyrique de bas étage et tient un homme en laisse comme un chien.  

 

Lucky : un esclave ? un prisonnier ? un rescapé des camps ?
Dès le début des répétitions, Jean Lambert-wild a endossé le pyjama rayé qui constitue son clown, comme si Lucky existait en lui depuis longtemps. Un nez  rouge et un petit chapeau melon de la même couleur complètent le tableau. Le fait est que Lucky a une identité flottante. Qui est-il en réalité : un esclave ? un prisonnier ? un rescapé des camps ? un « Knouk », comme l’affirme Pozzo ? Nous découvrons plutôt l’intérêt d’interpréter Lucky comme un être qui éprouve une reconnaissance infinie pour son maître. Cela crée une vraie relation, très trouble, entre le maître et l’esclave. Lucky est aussi connu pour traverser un terrible monologue de sept minutes sans ponctuation. Loin d’une logorrhée sans queue ni tête, Beckett, au détour d’une note de mise en scène d’En attendant Godot à Berlin, considère même que ce passage confère sa tonalité à la pièce toute entière. Suivant cette remarque, Lucky se doit de donner du sens à cette parole apparemment incohérente.

Lucky : « (…) à la lumière la lumière des expériences en cours de Steinweg et Petermann il ressort ce qui est encore plus grave qu’il ressort ce qui est encore plus grave à la lumière la lumière des expériences abandonnées de Steinweg et Petermann qu’à la campagne à la montagne et au bord de la mer et des cours et d’eau et de feu l’air est le même et la terre assavoir l’air et la terre par les grands froids (…) »  

Estragon et Vladimir : deux éclopés qui évoquent la face sombre du 20e siècle

Beckett fournit à Estragon et Vladimir des appuis de jeu physiques qui conditionnent l’interprétation. Le premier a mal aux pieds, le second a tout le temps besoin de pisser. Fargass Assandé et Michel Bohiri ont cette capacité rare de jouer juste du premier coup ou presque et d’habiter leur corps d’une façon inimitable, l’un boitillant et l’autre se pliant en deux pour se retenir. Des deux éclopés, Estragon est peut-être le plus difficile à jouer car l’attente lui est insupportable et il n’est pas aisé de maintenir durant deux heures l’énergie du désespoir. Vladimir, lui, a la lourde tâche de consoler son camarade, de le soutenir, de le rassurer, le couvrir de son manteau quand l’autre a froid. Beckett a insufflé ci et là des éléments autobiographiques dans la bouche de Vladimir et d’Estragon qui fournissent une densité historique à la pièce et du concret aux personnages. En faisant référence à Roussillon, où il habitait une maison durant la guerre, ou en évoquant les charniers qui font immanquablement penser à la shoah, Beckett fait de Godot une pièce inscrite dans la face sombre du 20e siècle. Michel Bohiri, qui nous raconte avant d’éclater de rire comment il a échappé aux miliciens en se cachant sous son lit, fait resurgir avec acuité et modernité nos spectres européens quand il se tourne vers le public.

Estragon : « Pour bien faire, il faudrait me tuer, comme l’autre.
Vladimir : Quel autre ? (Un temps.) Quel autre ?
Estragon : Comme des billions d’autres.
Vladimir (sentencieux) : A chacun sa petite croix. (Il soupire.) Pendant le petit pendant et le bref après. »  

Le garçon : une énigme

Le cinquième personnage, sans doute celui qui peut prêter aux plus nombreuses interprétations, est le garçon. Aucune indication n’est donnée sur qui il est, ce qu’il fait, comment il est habillé. La semaine passée, alors que nous nous interrogions sur cette énigme, nous avons parcouru des images d’enfants juifs déportés. Il est porteur d’une tragédie à la hauteur de son innocence et l’économie de sa parole le rend bien distinct des autres personnages. Signe de son statut particulier, il est le seul à ne pas porter de chapeau melon, juste une casquette couvrant la frêle silhouette de Lyn Thibault.

Vladimir : « Il a une barbe, monsieur Godot ?
Garçon : Oui, monsieur.
Vladimir : Blonde ou… (il hésite)… ou noire ?
Garçon (hésitant) : Je crois qu’elle est blanche, monsieur. »

Silence

Vladimir : « Miséricorde. »

Moment de vérité, ce « miséricorde » sonne le glas de tous les espoirs.
 

 

EN ATTENDANT GODOT - Carnet de bord # 5

François Royet

Spectacle

En attendant Godot résonne aujourd'hui avec une forme d'évidence. En ces temps de flux migratoires, où des...