Carnet de bord # 5: L’Avare ou l’école du mensonge

Par Jean Lambert-wild

L’Avare ou l’école du mensonge de Molière est une pièce fascinante. Elle est déconcertante par la noirceur de son rire. Cette comédie en prose peut se lire de bien des manières et chaque accent d’une interprétation fera apparaître de nouveaux motifs d’enseignements. J’ai pu voir de nombreuses créations de L’Avare et chacune fut l’occasion de réflexions sur les enjeux de cette pièce, sur les abîmes qui dévorent Harpagon. Je me souviens de la férocité de l’interprétation de Michel Aumont qui grattait chaque mot tel un orpailleur fiévreux perdu dans l’épaisseur moite d’une forêt tropicale ; de Louis de Funès qui s’excitait dans tous les sens pour échapper au cri de la mort ; de Michel Serrault qui déployait son génie de la diction comme un vautour rieur aux ailes brisées. Je me souviens de Denis Podalydès qui arpentait le plateau dans une danse insomniaque folle de douleur ; de Hans Kesting dont l’effrayante solitude était brutale et froide à l’image de ces actionnaires qui dépouillent notre planète sans aucune considération de la vie ; de Laurent Poitrenaux dont le corps, secoué par la fièvre de l’argent, était aussi hilarant que menaçant. Je me souviendrai de Michel Boujenah dont l’acidité obsessive et paranoïaque lui interdisait la consolation de l’amour ; et enfin je me souviendrai toujours de l’interprétation fascinante d’Emmanuel Vérité qui condense en lui, avec une finesse politique et humaine sans égal, tous les spectres mélancoliques de Molière.

Il est dans toutes ces versions une chose toutefois surprenante. C’est que le sous-titre, de cette pièce, pourtant éclairant, est toujours omis. Un oubli si récurrent que certains en viendraient à penser qu’il s’agit d’une autre pièce ou encore d’un rajout au titre originel. Avec discrétion, les ciseaux d’Anastasie ont fait ce petit retranchement à l’œuvre de Molière. Cette omission étant d’un usage plus fréquent en France qu’à l’étranger, cela s’est visiblement fait avec l’assentiment d’une conscience nationale qui avait peu d’intérêt à entretenir les interrogations de ce soulignement. La fréquence de cet effacement étant si répétée et si ancienne, il est devenu au fil du temps une règle française de lecture pour entrer dans l’œuvre de Molière. Les raisons voilées de cette ablation sémantique serait-elle liée à un habile détournement bourgeois qui chercherait à amortir l’impact de cette pièce dont la critique politique et sociale est vertigineuse ? Cela nécessiterait d’être étudié car trop souvent une vérité de convention du caractère des personnages se substitue à la réalité de leurs attitudes humaines. Cela a, bien-sûr, des conséquences sur la lecture politique de cette comédie de caractères et de mœurs qui croque le statut de servilité volontaire instauré dans la société moderne par la bourgeoisie du XVIIe siècle. Cette bourgeoisie qui accorda à l’argent le pouvoir mystique de régenter notre être comme notre monde, jusqu’à ce qu’il devienne, insidieusement une religion. Le « Mon sang, mes entrailles » gémit par Harpagon dans la scène 2 de l’acte V prend alors la sinistre couleur d’une prière faite à un dieu qui impose sa domination en encourageant la destruction de tous les liens humains. Ainsi à mon sens, c’est l’école du mensonge de l’argent qui, dans cette pièce, éduque chacun en lui apprenant, dans un « châtiment politique » comme le dit Maître Jacques dans la scène 1 de l’acte III, Ia matière de l’hypocrisie, du cynisme, de la flatterie, de la corruption, de la veulerie, des pulsions morbides et de l’égoïsme cruel. Cette école n’est pas gratuite. Elle se paye par l’anéantissement fait, volontairement, du discernement individuel d’un destin collectif nous obligeant à vivre ensemble. 

Harpagon n’est pas le meilleur élève de cette école, mais bien le plus malade. Ce destin pathétique, cette solitude criante qui laisse Harpagon démuni face à la mort, sont d’une éloquence autant comique que dramatique. C’est aussi ce qui rend ce personnage attachant car nous mesurons en le voyant que la maladie progresse partout et que nous n’en sommes point épargnés. La diversité des formes de cette maladie est l’expression individualisée d’une brutalité comme seul « bien » commun. Une sauvagerie qui voudrait prostituer même la mort.

C’est cette réflexion, partagée avec les actrices et les acteurs du SPAC, qui a guidé notre interprétation de la pièce et, puisque Molière s’était inspiré de La Marmite de Plaute, nous l’avons relue en considérant que, finalement, la maladie de l’argent avait atteint son point historique de contradiction le plus extrême ; faisant de l’indigence intellectuelle et de la pauvreté matérielle le cadre d’un monde ayant dévoré toutes ses ressources. Un monde de pénurie où pour survivre on ne pense qu’à enterrer, qu’à enfouir le petit peu qu’il nous reste, qu’à vivre dans la haine des derniers gains que nous pourrions arracher aux autres.

À ce jeu, Harpagon n’est pas moins sordide que celles et ceux qui l’entourent. Avec cette exception cependant que le rétrécissement de son existence et de sa conscience lui fit oublier sa responsabilité d’éduquer ses enfants qui aujourd’hui se retournent contre lui. 

Au regard de notre époque pourrissante, tout cela résonne bien tristement mais il nous reste le charme d'en rire, d’user de tous les artifices du théâtre, du music-hall, de l’art du clown pour comprendre que ce qui conduit le caractère d’Harpagon pourrait être soigné par une redistribution équitable des ressources ne nous obligeant plus à traire l’humanité pour soi-disant la nourrir.

Cette considération termine cette chronique d’un surprenant voyage de Molière au Japon. Je veux encore vous signaler qu’il y a une occasion formidable de découvrir actuellement à Gennevilliers des actrices et des acteurs du SPAC. Il suffit pour cela de vous rendre au T2G /Théâtre de Gennevilliers et d’assister à  La Cerisaie de Tchekhov proposée par Daniel Jeanneteau et Mamar Benranou. Vous y verrez sur scène, entre autres, Konagaya Katsuhiko et Oüchi Yoneji, deux acteurs que nous avions eu le bonheur de distribuer, avec Lorenzo Malaguerra, dans Yotaro au pays des Yokais. Aucun doute que leur talent contribue au succès de ce spectacle dont j’entends dire le plus grand bien. 

 

Spectacle

L’Avare, ou l’école du mensonge de Molière est un fleuron du Théâtre Français écrit en 1668. C’est un...