Carnet de bord # 6 Dom Juan ou Le Festin de pierre

Par Claire Angenot

 

Avoir l'opportunité, lorsqu'on est apprenti acteur, de participer à une création professionnelle au sein d'un Centre Dramatique National, permet de tisser des liens entre la vie de l'école et la vie du Théâtre. L'Académie de l'Union fait partie de ces écoles supérieures qui sont attachées à un théâtre. Ce qui signifie que, au cours de notre formation, nous côtoyons différents corps de métiers liés à cet environnement professionnel. Nous avons aussi la possibilité de jouer et de présenter des projets devant le public du théâtre pendant nos années de formation. Mais ces rendez-vous sont ponctuels, notamment parce que, très concrètement, l'école est située à une vingtaine de kilomètres du théâtre, en dehors de la ville. En tant qu'étudiants, nous avons donc l'habitude de fréquenter deux espaces, avec leurs organisations propres : une école et un Centre Dramatique. En étant tous impliqués, comme acteurs, dans la création du Festin de pierre, nous prenons soudainement part autrement à la vie du théâtre. Nous ne sommes plus uniquement des élèves en formation, bénéficiant d'une pédagogie de la découverte. Nous sommes aussi des interprètes et des forces de proposition intégrés au processus de création. Cela implique une exigence autre, une responsabilisation individuelle et collective et une conscience professionnelle. Mais cette exigence participe à une joie et un enthousiasme : celui de jouer des rôles puissants, au milieu d'un décor majestueux. Celui aussi de collaborer avec des artistes expérimentés. Peu d'étudiants se voient offrir cette opportunité dès leur sortie d'école. C'est un puissant accélérateur dont nous avons conscience. Enfin, cette aventure permet de lier une vision éthique du théâtre à une forme artistique particulière. Parce que nous sommes immergés dans le processus de création depuis la première année, une solidarité s'est mise en place. Les rôles sont nécessairement abordés collectivement et cela implique que l'on ne travaille pas seul. Or, le théâtre est justement un art qui cultive un esprit de groupe : Molière, lui-même, travaillait en troupe. Ici le collectif infuse jusque dans la préparation de nos rôles : nous sommes plusieurs à dessiner les traits d'un même personnage. Ainsi, la forme du spectacle sous-tend une éthique du vivre-ensemble et de la coopération.

Parce que les enjeux sont professionnels, un autre rapport s'est construit entre nous. Nous sommes une promotion de quinze étudiants, aux personnalités très différentes. Mais ici, nous nous partageons, en alternance pour les représentations, les quatre rôles de Elvire, Charlotte, le Père et le Pauvre. Cela signifie que, lorsque par exemple l'une d'entre nous travaille le rôle de Charlotte sur le plateau, les six autres comédiennes qui joueront le rôle, sont dans la salle à observer et noter les indications de mise en scène. Cela peut aller des placements dans l'espace jusqu'à des bascules émotionnelles précises pendant la scène. C'est là que se dessine la partition commune que chacune devra respecter. Cette précision est nécessaire parce qu'elle assure la relation avec les personnages principaux, qui eux, ne changent pas d'une représentation à l'autre : Sganarelle, Dom Juan et les musiciens. Steve Tientcheu, Jean Lambert-wild, Denis Albert, Pascal Rinaldi et Romaine sont les piliers de la structure qui permettent à cette machine d'être à ce point malléable. Nécessairement, leur jeu s'adapte en fonction des acteurs. La difficulté se trouve dans cette adaptabilité réciproque : nous devons sans cesse être sur le qui-vive et trouver le bon ajustement, parce que la scène n'est jamais figée. En même temps, nous devons évidemment respecter une partition commune, comme les placements dans l'espace, les gestes, les entrées et les sorties, qui permettent à l'histoire de se raconter.

Il y a quelque chose du tisserand dans cette manière de travailler : chacun est une petite maille qui permet de créer une tapisserie organisée. Même si certains ne se remarquent pas du premier coup d'oeil, chaque fil est nécessaire et permet de tenir la structure. Le rôle d'Elvire s'est constitué comme ça : par touches progressives, apportées par les unes et les autres. Une touche de folie, un élan de rage, un cri de désespoir... tout cela n'a pas été proposé par la même comédienne, mais est apparu grâce à un ajout successif de chacune d'entre nous. C'est cette matière bariolée qui finit par dessiner le personnage d'Elvire ou de Charlotte.

Elvire est une femme que Dom Juan a épousée après l'avoir sortie du couvent. Au début de la pièce, Dom Juan s'apprête à la quitter. La difficulté de ce personnage est qu'elle traverse de nombreuses émotions, tout en conservant une noblesse et une élégance aristocratique. Il s'agit donc de renouer avec des codes qui ne sont plus la norme aujourd'hui tout en étant crédible dans ce registre. La palette émotionnelle est variée : Elvire passe du rire aux larmes, de la honte à la rage, de la colère au chagrin... Il s'agit donc, comme actrice, de traverser ce parcours avec Dom Juan tout en étant dans les sentiments de cette "femme offensée". Ici, la relation avec Dom Juan et Sganarelle est précieuse parce que c'est cela qui soutient la vérité de la situation. Charlotte, à l'inverse, est une jeune femme curieuse, qui ne connait pas Dom Juan. Le basculement se fera pendant la pièce. Cette paysanne est tiraillée entre le fait d'être séduite par ce garçon et les mises en garde qu'elle a pu entendre à propos des hommes. Chaque Charlotte est différente mais répond à une partition précise. Notre difficulté ici est de ne pas tomber dans la caricature d'un personnage clownesque. Nous avons éprouvé plusieurs tentatives : saleté, accent, grossièreté, bêtise... Mais dès que ces éléments prennent trop de place dans le dessin du personnage elle devient la caricature d'une paysanne sans profondeur. Là encore, il s'agit de trouver un équilibre à plusieurs : entre nous, comédiennes qui partageons le rôle, et avec les autres protagonistes de la scène. Toutefois, même s'ils sont préparés à plusieurs, ces rôles restent uniques dans leur réalisation

finale. Chacune est l'interprète d'une Elvire et d'une Charlotte bien particulière. C'est aussi ce qui donne le plaisir du jeu dans cette création : l'exploration du rôle est certes collective, mais sur scène, c'est la responsabilité individuelle de l'acteur ou de l'actrice qui donne son épaisseur au personnage.

 

Carnet de bord #6 > Dom Juan ou Le Festin de pierre > Antonin Dufeutrelle, comédien de la Séquence 9 de L'Académie de l'Union

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