Carnet de bord # 6 Yotaro au pays des Yôkais

Par Akihito Hirano

 

Entre au-delà et en deçà

 

“Mais non Jean, en deçà du pilier!”

Ainsi, a passé un ange. C’était vers la fin de la journée car il faisait nuit. Ou peut-être pas, puisque nous étions tous les deux dans le théâtre depuis un moment, un endroit qui n’a pas d’heure. Après avoir admiré ce bel ange, Jean Lambert-wild a éclaté de rire.

“Tu sais Aki, tu viens de sortir une expression que plus personne n’utilise en France maintenant ! Bravo!”.

Cela fait 10 ans que je travaille en tant que traducteur-interprète et pourtant, je ne cesse de recevoir des remarques de cette sorte. En effet, étant locuteur non-natif et n’ayant jamais vraiment vécu dans un pays francophone, il m’est presque impossible de savoir si telle ou telle expression que j’ai apprise dans les livres est encore utilisée. 

En plus, nous avons chacun notre langage, notamment chez les artistes. Jean Lambert-wild, Pascal Rambert, Daniel Jeanneteau, Gisèle Vienne, Oriza Hirata ou Satoshi Miyagi, tous les artistes avec qui j’ai travaillé jusqu’à présent ont leur propre langage autant à l’écrit qu’à l’oral et de ce fait, j’ai toujours un doute sur le métier que j’exerce : traduire d’une langue à une autre, est-ce vraiment possible? Surtout quand il s’agit d’un texte poétique?

 

Jean Lambert-wild est un homme de poésie. Il croit à la poésie à tel point qu’il ne peut s’empêcher de parler tout le temps dans un langage poétique, même en pleine répétition à côté de son traducteur au bord des larmes. A des mots denses viennent s’ajouter des phrases abstraites qui m’échappent ou presque. Comme l’acte de traduction ne peut se réduire à un simple remplacement de mots, je cherche à mobiliser tous les moyens pour en abstraire l’essentiel à partir duquel je reconstruis sa poésie en ma langue maternelle. Et cela ne s’arrête pas là car nous faisons du théâtre et que dans le théâtre, il y a les comédiens qui incarnent le texte. Une fois que les mots ont été traduits, il faut qu’ils soient prononcés par les comédiens. Sans ces essais on ne peut jamais savoir si ce que nous avons confié à chaque interprète lui est adéquat. Ecrire, traduire, incarner et ainsi de suite: si je continue encore aujourd’hui à exercer ce métier malgré ma capacité linguistique fort restreinte, c’est grâce à ces échanges complémentaires qui consistent à nous éclairer les uns les autres. Ainsi, je persiste à croire que, lorsque nous menons un projet international, l’art de traduire ne peut jamais être une tâche personnelle qui s’achève dans l’ordinateur du traducteur quelle que soit sa compétence. En d’autre termes, nous sommes chacun traducteurs des autres y compris les scénographes, compositeurs, éclairagistes, régisseurs, costumiers et bien d’autres encore dans le sens où nous travaillons tous en collaboration en restant à l’écoute d’une manière réciproque.

Cet esprit de groupe est encore renforcé par une autre particularité de notre projet trilatéral : le texte est écrit par deux metteurs-en-scène et un traducteur-interprète. Ainsi le fait que ni Jean Lambert-wild ni Lorenzo Malaguerra ne sont des ressortissants du pays des Yôkais a obligé l’équipe japonaise à leur préciser ce que ces êtres représentent dans notre société actuelle. Or ce n’est qu’en essayant de le faire que nous nous sommes rendus compte de notre ignorance. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la notion des Yôkais nous est à la fois tellement évidente et tellement insaisissable que nous étions incapables de verbaliser la perception que nous en avons.

Cela étant, l’absence de consensus limpide dans l’équipe ne nous a jamais empêché de travailler, ou plutôt nous en avons profité. Chaque jour nous apportait un éventail de propositions suggérées par tous les participants, ce qui nous a permis de créer une conception des Yôkais absolument originale et inédite. La preuve se traduit dans le discours donné par le directeur du SPAC, Satoshi Miyagi, lors d’une rencontre avec le public qui a eu lieu juste après la première.

 

“Quand nous essayons de traiter un sujet tel que les Yôkais, nous sommes enclins à en faire un spectacle non pas « pour les enfants » mais simplement enfantin. De façon étonnante, Yotaro au pays des Yôkaisest traversé d’une poésie unique tout en restant ouvert à tous les publics. Cela est certainement le fruit d’un processus inouï, muri sous la direction de Jean et Lorenzo qui portent sur eux un regard extérieur et donc différent du nôtre.” 

 

Et c’est ainsi que pour ma part, je continue à travailler entre au-delà et en deçà.

 

 

 

 

 

 

Spectacle

Yotaro vient de mourir. Il était gentil Yotaro, toujours prêt à rendre service. Certains lui trouvaient même un petit...