Carnet de bord # 8 Un jour, un chapitre

Par Jean Lambert-wild

 

 

Il est des endroits très particuliers dans les théâtres. Des pièces à part qui font partie des théâtres mais dont ceux-ci n’ont pas l’entière propriété. Ce sont des cambuses habitées par des marins de passage qui parcourent des océans de mots, de petites cavités qui servent de sas de décompression avant que des inconscients ne se jettent dans un espace noir, attirés tels des papillons de nuit, par des yeux qui brillent comme des étoiles inatteignables, des canfouines où l’ont fait des blagues idiotes en se rongeant les ongles pour exorciser le mauvais sort, des alvéoles où la température à tendance à s’élever plus que l’atmosphère, des palais de glaces qui reflètent des fantômes errants dans des vallées d’émotions, des parlements éphémères où des reines, des amoureux, des gueux, des servantes, des misanthropes, des avares, des ingénus, toute une assemblée disparate d’épouvantails brillantés, pomponnés, drapés, endimanchés, délibèrent de l’ordre de leurs entrées sans jamais réussir à se mettre d’accord, des criées qui sentent la sueur où des beugleurs et des gazouilleuses s’échangent, à tout-va, des répliques pas toujours fraiches. Avez-vous reconnu ces endroits ? Ce sont les loges ! Peut-être y êtes-vous déjà venus, après une représentation, pour remercier un arpenteur des planches exténué, pour saluer une boxeuse de silence harassée. Alors, vous savez que cet endroit est la dernière chambre avant qu’une actrice ne surgisse comme une balle des coulisses, l’ultime culasse avant qu’un acteur ne fuse comme un boulet de canon sur la scène.

Vous l’aurez compris, j’aime les loges. C’est ma bauge à moi. Ma souille où je me retire pour faire mes transformations, où je me repose du trop de fatras qui tiraille mes muscles.  Je ne peux pas monter sur scène comme si je montais sur une échelle. Cela m’est impossible ; et quand bien-même je ferais l’effort de visualiser une échelle, je n’en verrais jamais le dernier barreau. C’est vertigineux. A tout bien dire, je ne monte pas sur scène. Je n’y entre pas et je n’en sors pas non plus. J’y apparais et j’y disparais. Accepter cela me demande de me rassembler avec moi-même, de convoquer mes « loas », mes invisibles qui me serviront d’intermédiaires pour être autorisé à traverser des royaumes que je n’ai, d’ordinaire, pas l’autorisation de visiter. Cette opération ne m’est pas naturelle. Je ne connais aucun enseignement pour m’aider en cela. C’est ma misérable affaire que de me débrouiller avec eux en négociant des petits bouts de moi-même lorsqu’ils voudraient en dévorer la totalité. Je ne peux faire ce petit trafic avec mes invisibles que dans ma loge. J’y suis à l’abri des regards indiscrets. C’est l’antichambre où je me rassemble avant d’exploser.

 

J’ai donc quelques petits rituels qui sont importants, des « l’air de rien » qui font la différence.

Tout d’abord, je ne choisis pas ma loge. Je laisse ce choix à Christine Ducouret qui parfois, lorsque la troupe est un peu à l’étroit, choisit aussi ceux qui la partageront avec moi. Christine est une personne rare. Sans elle, mon clown serait nu et baveux. Elle est la seule que j’autorise à fureter dans ma loge, à se glisser dans mon dos, à s’assoir à mes côtés. Ce n’est pas facile de partager la loge d’un clown qui se transforme en râlant. Il faut réunir plein d’attentions, d’écoutes, sans se départir d’un commandement poétique. Il faut savoir quoi dire et quoi taire, savoir quand il faut faire du bruit et rire et à tout moment comprendre qu’on doit se plâtrer de silence. Il faut accompagner sans pousser, retenir sans brider. Depuis plus de six ans Christine prépare ma loge. Vous pourriez penser que c’est un luxe, que je m’accorde un privilège de diva. C’est bien mal connaître et considérer le travail d’une maquilleuse/habilleuse. Sa fonction est essentielle au déroulement d’une représentation, au même titre que le sont l’éclairagiste ou le metteur en scène. Christine prépare tout pour je puisse monter à l’assaut sans qu’il ne me manque un bouton de guêtre.  C’est elle qui me récupère à la fin, puant, suant, crotté, déchiré, accablé ou réjouit d’une victoire qui n’en est jamais une. C’est la confidente à qui j’avoue mon dernier doute, celle qui, lorsque je retrouve mon visage en me tartinant de vaseline pour me démaquiller, est déjà en train de tout remettre en ordre pour que, demain, je recommence sans la moindre trace des peurs et de joies d’hier, sans la moindre odeur du combat à répéter sans fin. C’est beaucoup de travail. Elle doit, parfois, s’occuper en même temps de plus de dix phénomènes qui tous ont leur caractère, leurs lubies, leurs nécessités. Je l’affirme, sans le talent d’une maquilleuse/habilleuse, il n’y a pas de troupe, car sa fonction secrète est de raccommoder tous les petits accros qui pourraient déchirer le voile de l’illusion. Il est bien dommageable que certains pensent en faire l’économie. Ils appliquent une logique qui n’est pas la bonne. Ce salaire de moins fera le déficit de tous.

Une fois que Christine a choisi ma loge, elle prépare le nécessaire pour m’accueillir. Elle a soin de mettre une serviette où elle pose mes pinceaux et tout mon nécessaire à maquillage. La couleur de la serviette est importante, car sa blancheur offre un contraste qui m’évite de choisir un mauvais pinceau, ou de ne pas remarquer une tâche qui pourrait souiller mon habit. Il y a aussi une disposition des pinceaux à respecter, un ordre des choses qui dépend de la signature que je dois former. Tout cela doit être fait avec minutie. Une erreur pourrait tout compromettre, tout gâcher et m’obliger à refaire un masque qui me prend parfois plus d’une heure de travail. Il y a aussi des perruques, des accessoires, des trucs et attrapes qui doivent être rangés au bon endroit. Christine connaît mes petites habitudes. Elle sait comment combler la faille en déposant à propos tel mouchoir ou telle éponge. Elle dispose, dans la neutralité souvent blanchâtre de la loge, tout ce qu’il faut pour que je puisse personnaliser mon antre.

 

J’aime retrouver dans ma loge mes costumes et si je le peux tout l’attirail de Clown blanc nécessaire à mon emploi. J’aime le fatras qui transforme, représentation après représentation, mon terrier en cabinet de curiosités. C’est un lieu de coexistence entre le symbolique et le vulgaire. Ici une bouteille de rhum arrangé, là une plume d’Autour des palombes, à côté une vieille photo de Lydia Vladimirovna Litvyak en tenue de pilote, une brosse à dent, un texte raturé et si sale qu’on pourrait croire que jamais je ne me lave les mains, un petit savon de lait d’ânesse, quelques cigarettes roulées, du sable dans une éprouvette, une carte postale, un miroir grossissant, un paravent de désirs, une poudre d’incertitude, un tabouret candide… C’est là que j’attends l’annonce diffusée par les haut-parleurs qui m’invite à gagner le plateau. Lorsqu’il n’y a pas d’annonce, Christine se présente devant moi, toujours bien droite, les mains croisées en me disant avec douceur – « C’est pour bientôt ! » Elle a le sens de la formule et cela me fait beaucoup rire.  Parfois bravache, je réponds en sale gosse « Si je veux ! » ou bien « Sans façon, pas ce soir ! » . Elle reste souriante, devant la porte ouverte, tenant la poignée jusqu’à ce que je sorte en tirant la langue.

Je ne reçois presque jamais dans ma loge.  Je n’aime pas trop exposer mon désordre personnel qui finira quelques jours après dans des cartons et des malles pour laisser place à une ou un autre dont je ne connais pas le visage. Le vestiaire où je me lave de ma solitude, où je racle ma peau des humeurs médiocres n’est pas un lieu de mondanités. Cependant, j’ai voulu y lire le dernier chapitre de Si le soleil ne venait pas, ici, au milieu de mon chaos . Nous devions filmer ce dernier chapitre au cimetière des bateaux du Bono, mais il pleuvait et, somme toute, ce n’était pas accordé avec ce que nous avions vécu ensemble. 

Ici, dans cette loge, tout commence et tout se termine. C’est un livre que l’on ouvre. C’est un livre que l’on referme. J’écrirai désormais au pinceau,  sur un post-it que je collerai sur le miroir de ma loge, en souvenir de ces beaux moments de lecture, cette citation d’Alfred de Vigny : « Un livre est une bouteille jetée en pleine mer sur laquelle il faut coller cette étiquette : attrape qui peut. »

Le langage est une civilité.