"C’est l’homme, tout homme" par Marie-France Ionesco

« Cette pièce, c’est un essai d’apprentissage de la mort » (Entre la vie et le rêve. Entretiens) répond Eugène Ionesco à Claude Bonnefoy qui l’interroge sur la genèse du Roi se meurt. Essai d’apprentissage pour lui-même, certes, mais aussi, peut-être, pour les autres, confie-t-il car « cela me semble être la chose la plus essentielle que nous puissions faire puisque nous sommes des moribonds qui n’acceptons pas de mourir » (ibidem). Et quand son interlocuteur lui demande si avoir écrit cette pièce l’a aidé́ lui-même, Eugène Ionesco répond : « Moi, cela ne m’a pas aidé́ du tout » (ibidem) comme en écho au Roi Bérenger qui s’exaspère : « Je meurs, vous m’entendez, je veux dire que je meurs, je n’arrive pas à̀ le dire, je ne fais que de la littérature » (Le roi se meurt). Dans ces Entretiens, comme dans maints de ses écrits, depuis Non (1934), violent pamphlet contre la culture, et jusqu’à̀ La Quête intermittente (1987), journal crépusculaire, Eugène Ionesco dit son amertume, son dépit de n’être qu’un « homme de lettres » (un temps, il avait voulu être moine) et le sentiment qu’il a de l’insuffisance spirituelle fondamentale de la littérature. « Parler de littérature, ce qui est déjà̀ se placer à un niveau inférieur [...] puisque tout ce qui s’intègre dans la culture devient littérature et que nous sommes tentés par la médiocrité́ » (Antidotes). 

Or Eugène Ionesco a écrit -- beaucoup : théâtre, essais, articles, journal... « J’aurais écrit de toute façon » est même le titre de l’un de ses essais. Parce qu’il ne sait rien faire d’autre, dit-il. Parce que « ça ne fait rien si je me contredis ». Parce que « la littérature ce n’est moins rien que le reste ». Et même si « c’est un peu déprimant de voir dans une bibliothèque des centaines de milliers de livres, dans les musées des centaines de milliers de tableaux, d’œuvres d’art », ce sont autant de façons « d’essayer de s’expliquer dans l’inexplicable » (Antidotes). 

Et le théâtre ? « Le théâtre peut paraitre un genre littéraire inferieur, un genre mineur. Il fait toujours un peu gros. » Oui, selon lui, le théâtre est « un art à effets » et « les effets ne peuvent être que gros » (in Expérience du théâtre. Notes et contre-notes). Quant à̀ la représentation théâtrale, elle ne fait qu’empirer les choses car elle rend « soutenable, l’insoutenable », elle est « un apprivoisement de l’angoisse » (ibidem). 

C’est donc pleinement lucide, conscient de pratiquer « un art à effets » qu’il écrira pour le théâtre. Il assumera, revendiquera « le grossissement des effets », « les grosses ficelles du théâtre ». Il voudra « non pas cacher les ficelles mais les rendre plus visibles encore, délibérément évidentes, aller à̀ fond dans le grotesque, la caricature [...]. Éviter la psychologie ou plutôt lui donner une dimension métaphysique. Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque la plate réalité́ quotidienne » (Expérience du théâtre. Notes et contre-notes). 

Le Roi se meurt, par son titre et par sa forme, est certainement sa pièce la plus délibérément théâtrale. Le titre renvoie, bien sûr, à Bossuet, prédicateur théâtral (l’oraison funèbre étant au cœur de la dramaturgie des funérailles des Grands) qui, par une rhétorique magistrale, nous fait toucher du doigt l’inanité́ de toute chose terrestre... rhétorique comprise. Ce titre est aussi un hommage/clin d’œil au théâtre classique du 17ème siècle où « le Roi » c’est l’homme, tout homme. Au théâtre du 17ème siècle, au théâtre depuis les origines. « Œdipe, Agamemnon, Lear, Macbeth, c’est moi » pourrait-on dire en pastichant Flaubert. 

La forme, elle, rend un évident hommage au théâtre baroque, « le monde est un théâtre », et à ses métaphores théâtrales « quitter la scène », « tirer sa révérence », « baisser le rideau », etc. -- autant d’euphémismes pour « mourir ». Hommage enfin au théâtre classique, le plus classique : unité de lieu (la salle du trône), d’action (la mort du Roi) et de temps -- la durée de l’action est celle de la représentation. « Tu vas mourir dans une heure et demie, tu vas mourir à la fin du spectacle », annonce la reine Marguerite. 

Si Le Roi se meurt est né d’une angoisse (omniprésente dans son œuvre selon des formes, des langages et des tonalités différentes), Eugène Ionesco précise que lors de l’écriture finale de la pièce « cette angoisse était très simple, très claire [...], ressentie d’une façon moins irrationnelle, moins viscérale, c’est-à-dire plus logique, plus à la surface de la conscience ». Et Eugène Ionesco oppose la surface de la conscience à la conscience profonde, substantielle qui, elle, se révèle dans le rêve. 

La pièce n’est donc pas écrite sur « un fond de crainte exacerbée » tout d’abord parce que « écrire sur » c’est aussi « se séparer de », c’est contrôler, mettre à distance, bref « apprivoiser » (tiens, précisément ce qu’Eugène Ionesco reprochait à la représentation théâtrale !). De plus la pièce n’a pas été « écrite » -- au sens graphique -- mais « dictée », ce qui, pour lui, crée une distance supplémentaire. « Le Roi se meurt est une pièce qui a été dictée [...], c’est une pièce très éveillée, c’est-à-dire très réveillée. L’écriture est donc beaucoup plus concertée » (Entre la vie et le rêve. Entretiens).