Aux frontières du royaume

Cher Jean-Pierre,

 

Lors d’une soirée aimable, ou chacun s’efforçait de faire face au silence, une voix féminine et musclée me secoua l’oreille d’une question affirmative. « Ne trouvez vous pas qu’il y a une  régression de l’espace et du temps disponible  pour la critique théâtrale  et donc une diminution évidente de son influence? » La douce fainéantise sucrée d’un verre de calvados figea ma réponse dans un grand sourire muet.   Avec lenteur, je fis l’exploration de cette question. Elle féconda en moi une réponse qui fut déçue de constater que sa génitrice s’était dépensée dans d’autres amabilités. Depuis elle a grandi, se nourrissant et s’émancipant d’autres questions. Ne pouvant me résoudre à la confier à un orphelinat, je viens donc vers toi mon cher Jean-Pierre, sachant que tu accepteras de l’écouter sans attentes excessives et que tu l’accueilleras pour ce qu’elle est.

« Comprenez que c’est une question complexe qui ne peut être résolue en abordant un seul facteur. C’est la conjonction, d’une multiplicité de facteurs, qui doit être étudiée. Cependant, il est possible d’en cerner le domaine de définition et d’en comprendre les conditions historiques. Il s’agit donc d’une question concernant le théâtre et pour être plus précis de ses représentations symboliques, que celles-ci soient esthétiques ou politiques. Nous pouvons dire avec certitude que notre monde connaît, de par le développement des technologies de  l’information et de la communication, une révolution épistémologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Nous vivons cette révolution. Nous l’accompagnons. Nous avons donc encore peu de recul historique sur l’ensemble des bouleversements en cours. Personne ne peut vraiment comprendre l’importance de ces changements. Personne ne peut appréhender dans une totalité la multiplicité de leurs répercussions. Cette révolution modifie en profondeur toute la structure de notre dialectique. En conséquence tous nos systèmes de représentations sont en mutation. Actuellement nous sommes au milieu du gué. Le processus dialectique de notre pensée, produit des représentations qui ne sont pas conformes à sa structure. La presse périodique est en grande difficulté. Elle n’arrive pas encore à adapter et à faire correspondre son modèle de distribution de l’information à ses changements. Beaucoup de journaux font l’erreur stratégique de croire qu’ils survivront en changeant leur modèle de productivité. En simplifiant jusqu’à l’extrême leur contenu. C’est une logique de survie qui tisse son linceul avec un fil de plus en plus fin. Si fin qu’il rompra.

La presse périodique a connu un incroyable essor à la fin du 19ème siècle. Cela correspond à la révolution de l’électricité et du télégraphe. Ainsi dans le temps d’une journée l’on pouvait obtenir des informations provenant du monde entier. Mais c’était le temps mécanique d’une journée ! Aujourd’hui vous pouvez obtenir dans l’instant sur votre téléphone une multitude d’informations et de nouvelles. Nous sommes en connexion quasi constante. Pourquoi alors acheter un journal le soir pour lire une information dont vous avez pu suivre le déroulement sur votre téléphone ? Même si la presse périodique essaye par tous les moyens d’augmenter sa productivité, elle n’arrivera jamais à gagner cette bataille du temps. En tout cas pas en appliquant cette tactique. Pour un média, il n’y a rien de plus difficile que de conserver la maîtrise de son temps. Voici, à mon sens, un des premiers facteurs de la complexité de cette question.

Un deuxième facteur est lié aussi aux critiques. Ils ont eux aussi perdu la maîtrise de leur temps. Ils s’évertuent en vain à se faire les correspondants de l’instant. Ils ont souvent l’obsession du moment. La peur de ne pas être les annonciateurs du moment. Cela a pour conséquence de normaliser leurs comportements. Ils deviennent tous en quelque sorte les messagers des mêmes bonnes nouvelles et des mêmes mauvaises nouvelles. À mon sens, l’actualité n’est pas le temps de la critique. Le temps de la critique c’est le temps de la mémoire, le temps de l’histoire, le temps de toutes les connexions de notre mémoire. Les critiques sont entrainés dans la même erreur stratégique que le support qui les publie. Piégés dans un temps qui n’est pas le leur, ils adoptent des attitudes qui sont contraires à leur emploi. Ils perdent en force symbolique et donc ils perdent en lectorat. La boucle infernale commence alors. Par nécessité de productivité, leur surface de publication diminue, leur format se simplifie. Et ainsi de suite… jusqu’à disparaître complètement. C’est l’illustration terrible de ce proverbe français « À la presse vont les fous » C’est-à-dire que l'on court follement où l’on voit courir les autres.

Un troisième facteur vient du théâtre. Par effet de contamination, le théâtre est aussi piégé dans un temps qui n’est pas le sien. Il perd son temps dans un immédiat qui lui échappe constamment. Il devient douloureux pour tout le monde de courir derrière le temps, sans plus faire l’expérience de qui l’on est vraiment. Les constructions actuelles du théâtre sont fragilisées par cette mesure du temps erronée. Le temps du théâtre n’est pas le temps de l’information, de l’actualité, d’un immédiat de forcené. C’est un autre temps. Nous devons l’accepter. Notre temps ne fait pas l’époque. Chaque média produit son temps. Le théâtre est lui un médium qui combine le temps. Ce n’est pas la même chose. 

La critique théâtrale est dépendante des médias. Nous devons donc organiser des combinaisons qui garantissent à la critique un espace temporel libre dans des espaces temporels contraints. Résoudre les combinaisons différentielles de ces temps associés et dissociés offrira un début de réponse à cette question complexe.

Tout a changé en 20 ans. Les gens perdent leur temps, car ils perdent leurs esprits. C’est à dire cette faculté de construire, par l’analyse critique, sa propre compréhension du temps. Les artistes, les critiques et les spectateurs sont prisonniers de cette certitude devenue dogmatique que le théâtre interroge le présent. C’est une stupidité. Le théâtre n'est pas la question du présent, mais la question de la mémoire. Une transaction entre le passé et l'avenir pour définir une image sensible de ce qui est présent. Mais le présent n'existe pas vraiment. C’est une présence sensible en mouvement et en constante mutation. 

Le présent du théâtre est un pacte magique entre un acteur et son auditoire. Il peut interpréter un poème très ancien ou un drame moderne. C’est pour cela qu’il peut survivre à l’inconstance du temps de tous les médias. Mais cette survie n’est possible que si les critiques nourrissent son espace hors du temps.

Pourquoi avons-nous besoin de la critique ? Je vais vous répondre par une métaphore. Imaginons que nous sommes sur un bateau. Nous naviguons dans un océan gigantesque. Nous faisons route vers des terres inconnues. Mais dans notre navigation, nous sommes perdus. Il nous est impossible de connaître avec exactitude notre position. Nous cherchons un amer, un fanal, une lumière. Une lumière qui puisse nous dire où nous sommes. C’est le rôle de la critique de nous offrir cette lumière, de la maintenir vivante pour que nous ne nous égarions pas dans des mers inconnues où fatalement nous serions les naufragés de notre solitude. La critique est une mémoire qui nous permet de ne pas nous perdre, de savoir où nous sommes et où nous espérons nous rendre. La critique nous rappelle le rythme propre à notre temps. C’est notre mémoire.

Nous n’avons pas la possibilité, comme au cinéma, de conserver l’image de notre représentation. Et même si vous preniez une photo ou une captation vidéo d’une pièce, jamais elle ne parviendra à vous donner la sensation de ce moment magique où le public et les acteurs ne sont plus qu’une seule entité hors du temps. La seule mémoire de ces instants est conservée par la critique.

Il est de notre responsabilité, à chaque époque, d’organiser la transmission de l’histoire du théâtre. Nous ne devons pas oublier que pour y arriver il est absolument nécessaire que la critique soit libre. Libre de nous, mais aussi libre d'elle-même.

Les difficultés de la critique sont les difficultés du théâtre. Il faut croire en la puissance de la critique si l’on croit en la puissance du théâtre. Ces deux motifs sont inséparables. Plus grand monde, d’ailleurs, ne croit encore en la puissance du théâtre. À sa capacité de transformation de notre époque. C’est une erreur à mon sens, car le théâtre est le seul espace où vous pouvez associer et éprouver tous les médias. C’est l’atelier de toutes nos futures Renaissances. 

Le théâtre n’est pas dépendant d’une technologie. Il n’y a pas d’obsolescence au théâtre. Il n’y a que des transformations successives qui bâtissent l’empire de notre humanité. C’est la puissance de la poésie qui rétablit pour chaque génération la puissance de notre volonté à ne pas être prisonnier des cieux et des abîmes. Qui croit encore en cette magie, en cette puissance, dans un monde où l’on croit défier les cieux avec de l’argent et les abîmes avec de la publicité ?

Le théâtre est l’une des plus anciennes expressions de notre humanité. C’est l’un des laboratoires de notre évolution. Nous devons donc y être attentif. Sans les critiques, ce laboratoire est incomplet. Il est amnésique. 

Je pense que tous les directeurs de théâtre, les producteurs, les metteurs en scène, les acteurs doivent accepter les jugements des critiques. La question importante n’étant pas de savoir si nous sommes les meilleurs ou les pires ; mais bien de savoir où nous sommes. 

Nous devons accueillir les critiques, comme nous accueillons les artistes, les producteurs. Nous devons leur garantir les mêmes espaces de liberté. Ils sont des membres de notre famille ! Et même si ces membres de la famille disent des choses dures à entendre, nous devons les écouter. Ils travaillent avec nous et aussi pour le royaume du théâtre. Ils sont l’une des composantes de la terre de ce royaume ! 

La critique peut se tromper, comme les artistes le peuvent aussi. C’est pourquoi nous avons besoin d’une critique forte et nombreuse, car plus les critiques seront nombreux, plus nous aurons de points de vue qui nous permettront de connaître avec exactitude notre position et notre déplacement dans le temps de l’époque et l’histoire du théâtre. 

Enfin nous devons faire en sorte que notre navigation soit aussi celle des spectateurs. Nous devons partager avec eux notre cartographie poétique. Les générations actuelles utilisent les médias d’une façon bien différente de leurs parents. En naviguant sur le net, ils ne cherchent pas des informations. Ils cherchent une nouvelle possibilité de comprendre le monde. Ils cherchent les éléments qui leur permettront d’associer leur propre errance à une errance plus grande qui garantira une humanité à l’époque où ils vivront leur existence. Nous ne devons pas craindre ces nouvelles possibilités médiatiques. Elles offrent de nouvelles possibilités que nous devons questionner et utiliser. Elles offrent des plateformes de coopérations immenses et inédites que nous devons par tous les moyens explorer.

Plus intimement, ma condition poétique fait de moi celui qui ne peut jamais se voir. J'ai une idée de ce que je suis, de mon royaume, et peut-être de mon destin. Mais ce ne sont pas des vérités. Ce sont des projections de mon imaginaire. Les gens qui me regardent ou me critiquent, ajustent ma position. Parfois leurs avis peuvent être différents de mon jugement, mais la question n'est pas de savoir si je suis d'accord ou non. C'est seulement de les écouter. Ils sont des radars qui me donnent ma position dans le vide infini de mon exiguïté. J'ai besoin de radars. Ce radar peut être un autre artiste. Mais il doit vraiment être un ami  ou un honnête homme pour que son jugement ne soit pas altéré par la vanité de juger sa position par comparaison de la mienne. Mais puis-je croire un ami  ou un honnête homme qui voudra par nature toujours me rassurer ? Je puis croire en la critique, car c’est son travail de me regarder, de me juger, de me donner ma position. Je ne dois jamais oublier que je suis aveugle de moi-même. Je dois l’accepter et accepter le regard en travail qui me dira où je suis.

Si un artiste est seul, il peut être perdu. Nous avons besoin de critiques pour comprendre le royaume du théâtre. Si nous perdons la critique, nous perdrons les frontières du royaume. 

La critique, c’est aussi le truchement qui réunit le temps d’un artiste et le temps des spectateurs. La critique est le médiateur entre le temps nécessaire pour bâtir une œuvre et le temps nécessaire pour en donner sa compréhension, son analyse, sa lecture. 

La critique n’est pas juste ou injuste, bonne ou mauvaise, elle est seulement une part nécessaire à la survivance de notre royaume. 

Nous devons  donc trouver un espace qui garantisse un temps où la critique puisse exister et se développer librement. Où se trouve cet espace ? Quelles sont les conditions requises à l’existence de ce temps ? Ce sont des questions importantes et nous devons y répondre. Personne ne viendra nous offrir de réponses toutes faites. C’est à nous d’imaginer des solutions, de les expérimenter jusqu’à ce que nous trouvions un modèle viable et pertinent. C’est urgent désormais. Ce ne sont pas des questions qui concernent seulement les critiques. Elles concernent tous ceux qui œuvrent et agissent dans le royaume du théâtre. La critique est la frontière de notre royaume. Si nous perdons la frontière, nous perdons le royaume. »