De la transmission (entretien avec Guillaume Hasson)

La transmission est-elle inhérente à votre parcours personnel, emblématique de votre façon d'expérimenter le champ théâtral ?

À mes yeux, l’action de transmettre est tout simplement inhérente à l'acte théâtral. Celui qui refuse de transmettre, refuse à mon sens le théâtre. Pour aller plus loin, il me faut préciser un détail de sémantique sur mon rapport au champ théâtral. Le mot « expérimenter » ne me convient pas du tout. Je connais bien le vocabulaire du laboratoire, de l'expérimentation, employé de façon souvent abusive au théâtre. Moi je suis plus rat des champs que rat de laboratoire. Je croise, je bouture, je greffe, je paille, je bêche, je déchaume et me libère de ma tragique condition dans cette constance à prendre soin d’une terre qui me nourrit de fruits uniques et inconnus. Transmettre  n’est pas un geste inné. Il faut d’abord apprendre la pratique d’un geste puis après en comprendre l’usage pour un jour pouvoir le détourner. La transmission est une mémoire des gestes qui nourrissent notre humanité. Cette mémoire peut se perdre rapidement car ces gestes ne s’écrivent pas tous. Ils doivent se vivre. Ils doivent se modifier en vivant. Le théâtre, précisément, est ce lieu de mémoire où un geste fait poésie de tout ce qui est dit, tu, écrit ou effacé. Le théâtre produit des actes de transmission en permanence, consciemment ou pas. C’est la chambre de mémoire folle de notre humanité. L’inconscience de ce que nous transmettons me plait beaucoup. C’est une grâce toute particulière propre au vivant que de ne jamais mesurer les traces qu’il laisse sur son chemin. Ces indices, ces sentes de l’esprit, nous permettent de découvrir des tanières imaginaires que nous ne soupçonnions même pas. La conscience de ce que nous transmettons impose, en revanche, la discipline de ne pas être seulement l’animal sauvage repu de sa liberté. Elle nous oblige à la responsabilité de penser une méthode pour partager le vécu des gestes appris en aimant, en défendant l’aigu de vivre une mémoire dont nous sommes les héritiers. Cette conscience s’est imposée à moi tardivement. On ne fait pas l'épreuve de soi de la même façon selon les âges. La conscience physique qui se développe en vieillissant rend nécessaire d'accélérer la transmission par la pédagogie. Au fond, c’est la mort qui rend utile et nécessaire la pédagogie. La question de la pédagogie est liée à celle de la mort, de la conscience de notre finitude. La transmission, à travers la pédagogie, relève finalement d’un instinct de survie d’une mémoire qui cherche tragiquement à offrir, dans un dernier geste, tout ce qu’elle sait avant de disparaître. Avant de mourir, il faut apprendre à bourgeonner.

Vous êtes tous les deux nés en dehors de la France métropolitaine. Jean Lambert-wild sur l’île de la Réunion, Paul Golub aux Etats-Unis. Vous êtes à la direction artistique et pédagogique de cette école supérieure professionnelle de théâtre. Ces origines géographiques, culturelles, linguistiques orientent-elles votre propre parcours d’artiste et votre rapport à l’art théâtral ? En quoi ces origines alimentent-elles votre réflexion sur le devenir de cette école ?

Je suis un Français des extrêmes, né sur une île lointaine. Je suis créole. Dans ces territoires qui défient la mer, la lave de la langue, l’accouplement des signes, les pirouettes du temps, la charge de l'horizon, sont nourris de liens secrets aux mystères des sens. Cette invention d'un imaginaire qui se compose dans le mélange audacieux d’épices parfumant les jours et les nuits des sueurs étrangères d’autres jours et d’autres nuits se sont échoués sur l’île aux vents du hasard ou à la dérive de l’histoire. Ma matrice est créole. Elle nourrit mon parcours d'homme, donc évidemment mon parcours d'artiste. Elle me donne la soif, s’il le faut, de boire l’océan pour rejoindre l’horizon. Ce qui m'alimente, ordonne bien entendu également mes choix pour les étudiants, que j’espère assoiffés. Le lancement en septembre 2018 de la plateforme pour la formation à l’art dramatique et sa classe préparatoire dédiée aux ultra-marins s’inscrit dans cette logique d’un horizon où le multiculturalisme enrichira les imaginaires de la langue et du geste. De même, au quotidien des études, l’Académie de l’Union ne promeut pas une méthode unique, mais propose une pluralité de méthodes, à quoi s’ajoutent des projets personnels, des voyages, des impromptus, des rencontres qui ont pour ambition d’accroitre le souffle d’écriture de chaque élève. L’enjeu pédagogique, c’est de faire comprendre qu’il y a autant de façon d’écrire le mot acteur qu’il y a d’acteurs qui l’écrivent. C’est de développer le plaisir de la route, route de la soie, voie de travers, joie des sentiers, joie de se perdre en forêt, dans une ville, ou en soi. Avoir la curiosité de faire chemin de tout, avoir le courage d’attiser la rencontre, avoir la nécessité d’accueillir l’imprévu, surtout se garder de rester dans le même, dans la reproduction du même, dans le discours du même. S’interdire de faire de l’île des possibles le continent intérieur d'un impossible.

 

Depuis sa fondation, L’Académie de l’Union a toujours été tournée vers l’international, la

Russie, le Canada, Singapour, le Japon. Au regard des jeunes comédien(ne)s que vous formez, de quelles frontières cette ouverture permet-elle de s’affranchir ?

Nos liens à l’international sont variés (conventions, partenariats, accueil d’élèves comme auditeurs libres, voyages de nos élèves, créations à l’étranger, festival de l’Union des écoles etc…), mais ils participent d’un même but essentiel: mieux comprendre comment l'environnement politique, culturel, linguistique, mais aussi les conditions de la production et de la diffusion dans lequel on génère un acte artistique influence l'acte lui-même. De fait, ces rencontres n’enrichissent pas seulement l’imaginaire des élèves. Elles changent aussi la façon dont ils vont s’organiser et vivre de leur art. Elles développent leurs capacités d’invention et d’adaptation. Elles permettent de ne pas rester tributaire des conditions de production et d’expressions d’un système parfois refermé sur lui-même, mais de relativiser, de faire l'alliage des pratiques étrangères, des possibilités exogènes. Elles libèrent ainsi l’acte artistique en l’affranchissant des représentations rassurantes de son petit enclos convenu.

L’Académie a cette spécificité d’être la seule école supérieure de théâtre implantée en milieu rural. Comment fonderiez-vous ce positionnement local ? Et en quoi celui-ci peut-il interagir avec la dimension internationale que vous impulsez ?

La localisation de l'Académie de l’Union en fait un endroit idéal pour apprendre l’indépendance d’un geste qui doit trouver son identité pour ensuite la mettre en partage. Les arbres sont les sentinelles fidèles de cet état d’esprit. Aussi, avec un peu de constance, on peut croiser le regard d’un chevreuil curieux d’une récitation ou, si on le veut,  réfléchir en épiant un sanglier à l’animalité nécessaire pour extirper correctement un verbe de sa gorge. Il y a un langage silencieux de la nature, une poétique qui construit un imaginaire propice à interpréter Shakespeare, Molière, Beckett ou Novarina. Et il ne s'agit pas de spiritualité. Il s'agit bien de langage, d'enrichissement du langage, de profiter au quotidien de la floraison de toutes les capacités du dire. Il y a aussi nos ruches qui apprennent aux élèves l’exigence tranquille de mettre en pratique la devise de l’école Oculi plus vident quam oculus. Car oui, plusieurs yeux voient mieux qu’un seul et aucun regard ne peut se contenter de lui-même pour exister. Etudier à l’Académie de l’Union permet de faire l’épreuve des superficialités qui encombrent notre volonté poétique. Cela passe aussi par des règles de vie et une discipline stricte qui favorisent l’entraide et l’autonomie. Par ailleurs, ce cadre et ces spécificités ont une influence indirecte sur le recrutement. En effet, lors du concours d’entrée, nous avons une mixité sociale importante, cela s’explique par le fait que la vie est moins chère que dans les grandes villes et que nos mécanismes de solidarité rendent notre école accessible. Cela nous permet d'accueillir des élèves aux origines variées qui viennent alors enrichir notre écosystème poétique. L'ouverture de la classe préparatoire dédiée aux ultra-marins, participe de cette même logique qui est favorisée et permise par notre implantation à Saint-Priest-Taurion. L'Académie de l’Union, parce qu’elle n’a pas à se heurter à la frontière d’un boulevard ou d’une avenue, participe d'un écosystème riche qui bénéficie d'interactions permanentes avec d’autres écoles internationales mais aussi avec le Centre dramatique national et son public, avec les compagnies et les institutions régionales. Ici on peut échapper au formatage des codes, des langages et des rencontres aussi abondants que foncièrement identiques qui est le lot des villes où nous nous isolons. Ici le langage du corps, de l'esprit, de l'imaginaire s’enrichit. Or c'est, selon moi,  le seul vrai enjeu d'une école dramatique car on ne produit pas de langage naturellement. Le langage ne va pas de soi. Il s'acquiert par la fréquentation d’un environnement propice à la parole.

 

En juin 2016, vous créez un festival international des écoles de théâtre, « Festival L’Union des Écoles », avec des promotions provenant de Suisse, du Canada, de Côte d’Ivoire, de France. Quelle philosophie préside à ces rencontres ? Est-ce dans un esprit d’influence ou de confluence que vous comptez développer cette initiative ?

Plutôt que de parler d'influence ou de confluence, je préfère insister sur l'éveil des consciences qu'un tel festival peut susciter, et sur les solidarités qu'il peut provoquer. On a toujours tendance à penser à partir de modèles psychologiques, mais l'essentiel, ici, ce sont les éclosions politiques.  C’est ce processus dialectique impossible à accomplir seul qu'il s'agit pour nous d'accompagner, de promouvoir, en laissant une jeunesse libre de se rencontrer, de converser, de s’inventer, de penser et de s’égarer. Notre objectif est de faire de ce festival une ruche de toute la richesse d’une jeunesse qui, riche de ses utopies, est capable d’irriguer une internationale théâtrale. Lors du festival, les élèves découvrent des problèmes et des solutions communes, ce qui leur permet ainsi de faire l’épreuve de leurs différences, de prendre conscience de la diversité de chaque situation et donc en retour de la leur. L’influence d’un fleuve est à la confluence de tous ses ruisseaux.

L’autre originalité de l’Académie est d’être adossée à un Centre Dramatique National, leThéâtre de l’Union, dont, Jean Lambert-wild, vous êtes le directeur depuis 2015. En dehors des éventuels apports en logistique et en industrie, quel rôle joue le CDN dans la structuration et la professionnalisation de vos apprenti(e)s-comédien(ne)s ? D’une façon plus générale, quelle  fonction joue le public dans l’apprentissage et le devenir de ces étudiant(e)s ?

Dans cette proxémie, la position du théâtre français est particulière. Nous sommes héritiers d'une tradition italienne, où la transmission transitaient par les troupes, par les familles, jamais totalement écrite ou même formulée, lacunaire par nature. L'adossement de l'Académie de L’Union au Théâtre de l’Union conserve cet héritage, en confrontant les académiciens au métier tel qu'il est. Ils en font l’expérience comme acteurs et comme témoins. Elle conduit naturellement à cette expérience déterminante qu'est la rencontre avec le public, dont la portée pédagogique est irremplaçable. Cela relève d'une logique d'apprentissage, dont nous devrions reconnaître la nécessité si nous voulions bien accepter que nous sommes des artisans ; ce qui n’empêche pas d’être des artistes. Il est nécessaire de reformuler la question de ce qu'est l'apprentissage pour un artiste. L'une de ses dimensions importantes est, il me semble, une formation par capillarité, qui rejoint la forme de transmission la plus riche à mes yeux, à savoir le compagnonnage. Nous avons voulu aller encore plus loin dans cette logique de compagnonnage avec la création du Festin de pierre d’après le mythe de Don Juan et le Dom Juan de Molière.  J’ai volontairement retardé cette création pour l’intégrer au cycle des études et ainsi permettre, à la délivrance de leur diplôme, à chaque académicien et académicienne de faire l’expérience professionnelle d’une longue tournée. Grâce au regard de Lorenzo Malaguerra qui nous dirigera d’une bienveillance féroce, j’envisage d’interpréter, fardé de blanc, avec l’habit de mon clown mélancolique ce Dom Juan. Je serai accompagné d’un Sganarelle incarné par l’étonnant acteur Steve Tientcheu, de quatre des dix-sept jeunes comédiennes et comédiens de l’Académie de l’Union ; car tous les académiciens joueront tour à tour et en alternance de ville en  ville, Don Elvire, Charlotte, Don Carlos et le Mendiant. Il y aura aussi, pour faire avancer d’un pas endiablé ce récit, trois acteurs-musiciens suisses de la Compagnie l’Ovale. Dans le même état d'esprit, Marie Duchannoy la directrice de l’agence PlayTime parrainera la séquence 9 et organisera un workshop avec divers agents parisiens lors du Festival de L’Union des écoles. Il est essentiel pour nos élèves de connaître et de comprendre le fonctionnement des agents qui seront leurs futurs pourvoyeurs d’emplois. Il est tout aussi essentiel que les agents comprennent le fonctionnement de notre école, et la spécificité des élèves qui l’animent.

 

Et en réciprocité, en quoi une école de théâtre, comme l’Académie, participe-t-elle à la dynamique d’un Centre Dramatique National ?

Un lieu de création sans salle de répétition est handicapé. La situation est pire s'il ne dispose pas d'un atelier de construction. Mais elle est bien triste s'il n'a pas le bénéfice des joies parfois chaotiques d’une école. Le théâtre est alors privé des soins d’une génération qui cultivera les mémoires de demain. Selon moi, la logique générale des deux institutions doit être identique, même si elles sont administrativement séparées. Elles doivent faire preuve d'une vitalité commune, partagée avec le public qui doit rencontrer les élèves dès leur intégration et encourager leur épanouissement. Là encore, il faut recourir à la notion d'écosystème. Dans celui que je souhaite, l'école n'est pas une bulle. Elle aide de façon essentielle le Centre Dramatique National à penser et développer son lien avec le public que cela soit dans sa politique de programmation, de créations, de co-productions, ou d’actions et de médiations culturelles.

Vous êtes, tous les deux, des artistes reconnus et impliqués dans les mouvements du spectacle vivant. Face aux évolutions des contenus, des formes et aux avancées de votre parcours artistique, les grandes lignes pédagogiques que vous impulsez à l’École font-elles l’objet d’une perpétuelle remise en question ou sont-elles chevillées à des fondamentaux incontournables ?

Admettre l'existence de fondamentaux incontournables nous conduit à accepter une doxa. Or si on veut une circumnavigation intérieure, il faut une libre navigation de l'âme, qui exclut les amers trompeurs de la doxa. En revanche, il y a des fondements, sans lesquels un navire ne peut tenir son cap. Pour être indiscipliné, il faut avoir une discipline. Pour faire instrument de sa disparition sur scène, il faut avoir une conscience de son corps. Pour comprendre la musculature d'un mot, il faut comprendre le caisson qui va le porter et lui permettre d'exister. Une bonne pédagogie doit sans cesse se remettre en mouvement, mais elle repose sur des fondements. Ce sont eux qui permettent de porter des évolutions, de renforcer notre capacité à associer des éléments hétérogènes, à faire dialoguer tradition et innovation, mais aussi à bénéficier d'une forme de dissipation. Il faut entretenir avec raison la capacité turbulente de ressentir comment on peut se dépenser avec prodigalité.  Je ne sais pas ce qu'est un parcours artistique, je ne crois pas que cela soit très important, cependant j’ai la certitude que le vécu d’une œuvre se nourrit de cela : tradition, innovation, et dissipation.

Comment, selon vous, la formation de l'acteur peut-elle échapper au piège du formatage, qui pourrait être le côté péjoratif d'un enseignement rigoureux, dirigiste, que certaines grandes écoles ont connu et pour lequel elles se sont fait connaître ? Comment faire en sorte qu'au sein d'une école, l'apprenti(e)-comédien(ne) puisse faire émerger sa personnalité ?

Si le théâtre donne voix aux morts, aux fantômes, peut-être que l'affaire est plus dangereuse qu'il n'y paraît. Il faut éviter l'enfermement, mais aussi l'éclatement. Pour qu'une personne émerge dans cette pratique, fasse baptême d'elle-même, il faut l'accompagner, avec de la rigueur – mais la rigueur n'a aucun intérêt si elle n'est pas souple. Il faut inviter, conduire, rassurer, mais aussi inquiéter sur les nécessités qu'on ne doit pas sous-estimer, sur les difficultés qu'on se doit d’affronter. La bonne discipline commence lorsqu’on n’à plus besoin de recevoir d’ordre. On ne peut affronter la scène sans entraînement, sans réflexion sur ce qui nous faudra mettre en jeu. Il faut se préparer, se renforcer, pour faire mentir Grotowski quand il affirmait qu'une vie de comédien, c'est comme une vie de chien quinze ans au plus. 

Les apprenti(e)s-comédien(ne)s de l’Académie se confrontent, au cours des différents stages, au chant, au cirque, à la danse, l’expression corporelle, la musique, aux arts visuels et plastiques. Quels sont les bénéfices de cette interdisciplinarité ? Pensez-vous que la transversalité des arts puisse construire chez vos jeunes comédien(ne)s une manière nouvelle d’appréhender et de faire évoluer le Théâtre ?

Le théâtre a besoin d'êtres lumineux. Et il faut favoriser l'épanouissement de cette lumière. Il faut donc faire confiance aux singularités de chacun, en offrant un maximum d'outils qui permettront d'avancer, d'associer, d'innover, de bousculer les codes. L'interdisciplinarité a son rôle à jouer dans cette démarche. Mais cette pluralité des enseignements a une autre vertu. Selon moi, la dynamique d'un bon enseignement permet d'oublier tout ce qu'on a appris, et d'avoir soif de tout ce qu'on va découvrir. Elle apprend à travailler entre oubli et appétit, à  faire capillarité de ce qui nous entoure. Plus que de favoriser l'interdisciplinarité en tant que telle, la multiplicité des stages permet d'apprendre à apprendre et, au-delà, d'apprendre la solitude de celui qui se lève et répète sans cesse le motif qui lui permettra de rencontrer l'autre. Car la difficulté de l'acteur, c'est qu'il devra décider seul du voyage qu’il entreprend et du vent qu'il soufflera dans ses voiles.

Vous insistez, l’un et l’autre, sur le caractère collaboratif du Théâtre. Et c’est vrai qu’à l’Académie, les élèves, au cours de leur cheminement triennal, sont conduits à mener des projets « personnels » qui impliquent la participation de chacun et chacune de leurs partenaires. En quoi ce « solitaire - solidaire » fonde-t-il une des bases de votre discipline de travail ?

Il ne s'agit pas de promouvoir une discipline de travail. Ce dont il est question, c'est de provoquer l'éclosion d'une conscience politique qui permet de penser la discipline – et l'indiscipline – du travail.

Les projets « personnels » permettent aux apprentis comédiens de l’Académie de « voyager » du point Zéro de l’écriture à l’Oméga de la représentation. Ici, l’esprit créatif se fond dans l’esprit artisanal. Pensez-vous que la formation de l’acteur passe aussi par la reconnaissance des métiers associés à la fabrication et la diffusion d’un spectacle ?

Je ferai une réponse à la manière d’Empédocle… Pour apprendre à voyager, il faut d'abord comprendre ses souliers. Pour parcourir un chemin, il faut d’abord savoir lire une carte.

Jean Lambert-wild, vous êtes partie des auteurs qui dirigent un Centre Dramatique National. Et vous, Paul Golub, vous avez été le porteur à la scène d'œuvres dramatiques inédites sur le territoire national. Quelle place voulez-vous donner à l'analyse dramaturgique, à l'apprentissage de l'écriture dramatique, et au-delà aux textes contemporains ?

Nous formons des acteurs, pas des auteurs. Cela étant, il est essentiel pour un acteur de comprendre la sensibilité de la chose écrite, puisqu'il devra traduire cette géométrie des fables, renommer ce qui a été nommé. Nous devons les former à cela. Or il n'y rien de plus dur que lire du théâtre. Il faut découvrir ce qui est caché, ce qui a été laissé à creuser. Chaque pièce est une équation sensible qui permet d'appréhender le mystère de notre humanité, mais encore faut-il savoir la déchiffrer. Chaque pièce inscrit en elle-même les conditions de sa narration, de son énonciation, de sa représentation, mais encore faut-il savoir les déceler. Il est donc indispensable d'offrir aux élèves une étude de l'écriture. Il ne s'agit pas de leur faire croire qu'ils vont devenir des auteurs, mais de leur faire comprendre qu'il y a des auteurs, de leur en donner l'expérience, le goût, de leur permettre de nommer ce qu'ils lisent, car on ne peut appréhender que ce qu'on peut nommer. Pour pouvoir nommer, il faut apprendre, étudier. D'où l'importance d’enseigner la dramaturgie. Est-ce que cela poussera certains à creuser cette forme de langage en devenant des auteurs ?  Je l'ignore. L'essentiel, pour nous, encore une fois, c'est que nos académiciens sachent lire du théâtre, donc évidemment les écritures contemporaines. Mais les textes contemporains n'ont pas une place à part dans notre formation. Comme leurs devanciers, dont ils se nourrissent et se démarquent, les auteurs contemporains continuent de poser des équations, de formuler les enjeux de notre humanité. Pour les entendre, il faut donc avoir appris à lire leurs prédécesseurs. Si on n'a pas compris la nature de l'écriture de Sophocle, Molière, Beckett, on aura du mal à comprendre celle de Lagarce, Jon Fosse, Nathalie Fillon ou Paul Francesconi.

 

L'insertion professionnelle des élèves demande aux académicien(ne)s d’explorer, avec différentes personnalités du théâtre, les facettes de leur art : la méthode, l'esthétique, la démarche. Cette expérience s'effectue en partie durant les différents stages proposés. Mais vous avez été, et vous serez encore, pour ces jeunes comédien(ne)s, à l’initiative de productions destinées à rencontrer le public et à être vues par la profession. Pouvez-vous nous éclairer davantage sur la nature de ces projets ?

Dans le cas d'un acteur, il n'y a pas meilleure insertion professionnelle que de rencontrer le public. Pour s'insérer dans une profession, il faut rejoindre une communauté, et cette communauté, c'est d'abord celle que forment les acteurs et le public. Bien sûr, il y a tout le reste : les producteurs, les metteurs en scène, les collectifs, les troupes, les tourneurs, etc. Mais précisément, accompagner  une production comme Le Festin de Pierre permettra aux apprentis comédiens et comédiennes de considérer l'économie dans laquelle se crée un spectacle, les conditions matérielles de sa production, mais surtout combien la rencontre avec le public, dont ils sont les acteurs, constitue le cœur de l'acte théâtral. Quand on parle d'insertion, tout le monde pense aux rencontres professionnelles, autrement dit à la mise en relation d'employeurs et d'employés. Mais à quoi s'emploie-t-on ?  Voilà la vraie question. Au théâtre, la réponse est sans équivoque: on s'emploie à rencontrer le public, à partager avec lui une fable qui est plus grande que nous. L'admettre et le comprendre permet de changer le cadre dans lequel l'acteur appréhende le monde du travail, et lui assurer un peut plus de liberté.

Qu’aimeriez-vous dire de votre École à un(e) élève qui y entre ?

Sais-tu pour quoi ?

Et à un(e) élève qui en sort ?

Sais-tu pour qui ?