La geste du clown

 

C’est à dessein que j’emploie ce terme, « la geste » et non pas « le geste ». Il faudrait consacrer un chapitre entier à l’invention géniale du décasyllabe qui permet à son interprète une précision absolument libre de ce qu’il doit dire et cadencer. C’est à mon sens, l’une des filiations clownesques les plus riches qu’on néglige souvent d’explorer. La geste, ou pour préciser la chanson de geste, dont les troubadours, jongleurs ou trouvères du moyen-âge sont les auteurs inconnus, utilisait en effet tous les modes d’expressions : Le mime, le chant, la parole, la déclamation… Et c’est là, un des traits importants de la geste du clown, de son art : Sa capacité à être seul tout en étant un millier. 

Ce qui rend le clown unique, c’est d’être autant acrobate du corps qu’il l’est de l’esprit. Il n’y a pas de psychologie chez le clown, ou bien très peu comme une petite brume matinale qui pudiquement cacherait la banalité de nos humeurs quotidiennes. Le clown, c’est un cœur froid qui à le sang chaud. Il n’incarne pas des personnages comme pourrait le faire un acteur ou une actrice. Lui ou elle, car il y a des clownesses plus fortes et délicates que les clowns, est une expression idéalisée de la folie et de la liberté humaine qui chercherait dans un geste gracieux et désinvolte à dépasser les frontières de nos imaginaires. 

Son habit de lumière voudrait hypnotiser même la mort. Cet énergumène unique, étrange, dérangeant, possède une palette d’interventions qui se doit d’être la plus variée possible. Comme le dit Jérôme Médrano :« Celui-là on ne peut le rencontrer nulle part ailleurs : il ne pêche pas à la ligne, il n’arbitre pas un combat de boxe, il ne prend pas le métro…, bref il est extraordinaire, lunaire. » Pour vivre sur la lune, il n’y a pas de place pour l’insignifiance, tous les détails sont d’une importance vitale. Si on laisse une place au hasard c’est qu’on a , auparavant, travaillé le hasard. Le clown doit se penser comme une majuscule qui a l’élégance d’une minuscule car le clown exerce une mesure de lui-même pour mesurer le monde et en rire.

La première mesure est de faire toujours face à son public, que celui-ci soit installé en rond autour de lui, dans des rangées de sièges ou disséminé dans la rue. Le clown travaille avec le public. Il peut faire semblant de ne pas le voir, mais jamais de l’ignorer. Le clown aime trop la liberté pour accepter des murs qui le sépareraient du public. Le clown travaille pour le public ou contre lui, mais toujours avec lui.  Le clown n’est pas là pour raconter une histoire, ou faire un récital de blagues. Il est là pour vous et pour rien d’autre. Sa solitude est la condition qui nous fera comprendre que pour vivre ensemble il faut rire, pleurer, exulter et enterrer nos violences.

Vient donc la deuxième mesure. Le clown est attentif à tous les espaces. Aux distances qui pourraient le séparer du public et finalement de lui-même. Il possède une géométrie intérieure qui facilite ses placements sur la scène comme sur la piste. Le clown étant le « faire-valoir » des autres, il est, dès lors, toujours le centre invisible qui redistribue l’action. Il faut bien comprendre que ce centre n’est pas fixe, qu’il se déplace en fonction de l’action de ses partenaires de jeux. Ainsi, notre clown géomètre garde toujours à l’esprit que sa fixité tout comme son agilité n’ont d’intérêt qu’à distribuer du jeu. Le clown vit dans un cercle, un cosmos, dont il essayera de se représenter sans cesse tous les rayons, au besoin il démultipliera ce cercle en d’autres cercles plus petits qui trouveront leur place dans tous les espaces de représentations qui n’auraient pas l’avantage circulaire de la piste. Mesurer la scène, c’est mesurer le monde et prendre conscience du drame de l’infini comme celui de la comédie du rien. La perception que le clown a de la scène n’est pas naturelle, elle est fortement influencée par son environnement culturel et elle évolue avec lui. De l’antiquité à aujourd’hui, cette perception a beaucoup évolué. Elle est toujours instable. Ce déséquilibre de la représentation autorise le clown à jouer en vacillant. C’est ce qui lui assure d’être toujours le nautonier contemporain d’un radeau ou femmes et hommes s’aiment, se disputent et se consolent d’exister.

La troisième mesure est qu’il doit être vu et entendu. Au cirque on dit qu’il doit « passer la banquette » au théâtre on dit qu’il doit « passer la rampe ». Cela ne peut se faire qu’avec aisance, ce qui nécessite un entrainement et une énergie particulière. Le clown se doit de penser avec ses pieds, ainsi il peut tout affronter. La perception qu’il a de son centre de gravité fera que chacun de ses gestes et chacun de ses mots seront habités humblement avec la gloire du raffinement. Pour cela, il n’y a pas de secret, il faut dire et redire, faire et refaire, péter et répéter jusqu’à être capable de s’effacer pour mieux se distinguer.

La quatrième mesure est qu’une nature de clown se doit d’être ouverte à toutes les expériences. Le moindre détail à son importance. La minutie du clown est dans l’écoute de ce qui l’entoure. Il y a beaucoup à apprendre de nos voisins. L’inconnu que nous croisons au détour d’une rue à toujours un trésor à nous offrir. Ce n’est pas une question d’empathie mais de bon sens.

La cinquième mesure est musculaire. Le clown doit admettre son corps et le contraindre à des efforts qu’il voudrait éviter. Le corps du clown est une baguette droite de chef d’orchestre qui peut à tout moment se disloquer. Pour cela, la souplesse, l’acrobatie, les agilités des yeux, des doigts, du ventre, des fesses, des épaules, du visage, des moindres muscles seront à travailler. Il faut, de plus, accepter les gifles, les coups de pieds, les tartes à la crème, les chutes, les dégringolades dans l’escalier, les murs qui tombent et j’en passe. Il faut aussi accepter de parler en chantant, de chanter en bégayant, de bégayer en déclamant, de déclamer en riant. Une chose toujours à la fois, mais plusieurs fois à la suite pour s’autoriser tous les tourbillons comiques qu’une entrée nécessiterait. Un clown apprend à tomber pour nous montrer la grâce qu’un homme ou une femme aura toujours de se relever.

La sixième mesure est musicale. Il lui est utile d’avoir un instrument comme compagnon qu’il puisse faire vibrer, sonner, frapper pour rythmer une entrée, une ponctuation ou un final . Cet instrument, il l’aime, le choie, car c’est le régalia le plus important du clown. C’est son instrument liturgique païen symbole de sa royauté de pitre.  Mais l’instrument est surtout son corps qui ponctue en rythme l’éclat de son interprétation. Il saccade, il accorde, il croche, il claque…  Un clown est attentif à sa petite musique dont il désire faire entendre au public la futilité harmonieuse. 

La septième mesure est de tout travailler, tout étudier, un peu de jonglage, un peu de danse, un peu de mime, de magie un peu de tout et sans volonté d’être virtuose de quoi que ce soit. Il n’est pas demandé au clown d’être parfait, mais plutôt de tout tenter, de nous émerveiller d’un caractère qui rêverait la vie en soulevant des montagnes pour les porter aux sommets d’autres montagnes et s’apercevoir qu’il n’est monté là-haut que pour redescendre à la rencontre de ce qu’il avait oublié : La vie

La dernière mesure, qui est la plus importante, est qu’une mesure n’est pas une règle ! C’est juste une pratique que chaque clown doit trouver. C’est ce qui fera son style. La geste qui mettra en valeur sa personnalité, son identité.

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