Le théâtre : une expérimentation technologique de nos mémoires

 

Le présent texte est le fruit d’une conversation entre Jean Lambert-wild, artiste de théâtre et poète, et Eugénie Pastor, universitaire française expatriée en Grande- Bretagne. Un artiste et une chercheuse, l’un et l’autre tâtonnant dans des obscurités différentes mais intrinsèquement liées – celle du théâtre et celle des théâtres – et s’épaulant  pour  parfois,  par  le  biais  de  questions  posées  depuis  l’autre  bord, comprendre mieux les questionnements qui les habitent l’un et l’autre et qui souvent se font écho.

 

Il est intéressant que vous vous interrogiez ici sur la question des « scènes numériques ». Car en dépit de la position centrale qu’occupent les nouvelles technologies dans votre théâtre, vous rejetez l’idée qu’elles le définissent.

La technologie est un possible, et non un enjeu. On est très vite limité par les capacités que l’on peut déployer si on la considère comme un enjeu de la scène. Le théâtre n’a pas  les  moyens  de  la  NASA !  Pour  moi,  les  termes  « nouvelles  technologies »  ou « multimédia » au théâtre n’ont pas de sens. Je préfère dire que le théâtre est « multi-médium ».  Une  combinatoire  de  médiums  qui  permettent  d’interroger  la  question d’une mémoire multimodale.  Je me définis dans cet espace de mémoire.

Qu’entendez-vous par là ?

Je m’interroge sur la possibilité que nous avons de créer des espaces de mémoire collective, individuelle, associée… Je fais cette hypothèse que l’interprète est, par nature, du fait de sa composition biologique, un espace de mémoire que nous pouvons amplifier par toutes les combinaisons que nous offre l’évolution des techniques.

Nous allons assister à des mutations extrêmement importantes dans les années à venir du fait des avancées technologiques. Au milieu de ces mutations, le théâtre occupera une place tout à fait intéressante : le théâtre est un palais de mémoire, le lieu où l’on expérimente et fait l’expérience de nos mémoires. C’est au théâtre qu’on les teste, et qu’elles se manifestent dans leur symbolisme concret et leurs ellipses secrètes. Le théâtre  est  le  seul  espace  narratif  où  toutes  les  combinaisons  de  médiums  sont possibles. Le cinéma par exemple est un espace narratif contraint par sa technique, son système de projection. Ce n’est pas le cas du théâtre : on peut y faire cohabiter du vivant, du virtuel, du réel, du mort, des fantômes, de la voix, du mouvement, de la parole… toutes les associations, tous les emboîtements sont possibles. Le théâtre est une tentative de mémoire folle qui explore toutes les associations de nos remembrances qui en se combinant et en se représentant dévoilent les signes opératifs de reconnaissance de notre humanité.

Est-ce par rapport à ces emboîtements et cette cohabitation du vivant et du mort, dans l’acte de créer des espaces de mémoire, que les technologies peuvent être utiles au théâtre ?

Je m’intéresse à la façon dont la technique crée des mécanismes de mémoire, mais aussi des mécanismes d’oubli. La question qui taraude le théâtre, c’est d’explorer les mécanismes d’associations de mémoire et leur construction symbolique. Dès qu’on a pu utiliser des formes d’enregistrements au théâtre, audio ou vidéo, on l’a fait. Dès qu’on trouve une technologie qui apporte un espace mémoriel, le théâtre l’adopte. C’est pour cela que je pense que l’on fait abus de langage lorsqu’on parle de l’immédiat au théâtre. Les données immédiates de nos mémoires se font grâce à l’interposition de plusieurs termes.

Il  est  intéressant  que  vous  pensiez  la  technologie  comme  porteuse  d’espace  de mémoire, surtout quand la plupart des avancées technologiques dont nous avons été les témoins et bénéficiaires, ces dernières années, semblent portées à accroître les espaces physiques  où  peuvent  être  emmagasinés  nos  données,  nos  informations  et  nos souvenirs.

Certes, mais il est difficile de catégoriser ces changements dans une organisation de mémoire telle que nous la connaissions auparavant. Nous ne savons pas exactement ce qui se passe, car nous n’en avons pas encore compris l’ampleur phénoménologique. Il n’est pas certain que nous prenions complètement la mesure de certaines révolutions en cours, comme par exemple l’impression 3D : c’est une révolution aussi importante que Gutenberg et l’imprimerie. Cela remet absolument tout en question, mais avons- nous bien conscience de ce que cela implique dans notre quotidien ? Je n’en suis pas certain !  Nous  ne  semblons  pas  encore  capables  d’analyser  les  conséquences  des multiples révolutions techniques et scientifiques actuelles. Nous n’arrivons pas à en faire la somme. Mais il est certain que ces changements vont pénétrer nos espaces individuels de manière quotidienne. Cela va aussi réinterroger les notions de droit d’auteur, de création originale, d’imaginaire, de scénographie…

Dans un monde saturé de différents medias et univers narratifs, pensez-vous que le théâtre soit en danger ? Est-ce pour cela qu’il lui faut se réinventer en incorporant les nouvelles technologies par exemple ?

Le théâtre sera en danger si nous ne prenons pas la peine d’explorer les nouvelles organisations des principes de narrations, de représentations et d’énonciations qui sont en train d’organiser nos espaces collectifs et individuels. Pour moi, il y a un problème de fond qui est dialectique. Il me semble que c’est la question essentielle de la méthodologie de notre dialectique qui est bousculée par les avancées épistémologiques des  « nouvelles  technologies ».  C’est,  entre  autre,  lié  à  la  question  des  mémoires : associées, dissociées, externalisées, internes… Il est possible que la lecture narrative mais aussi émotive que nous faisons de certains espaces mémoriels ait évoluée du simple fait que des outils ont pris en charge nos espaces de mémoire, comme vous le notiez. Je pense souvent à cet exemple, simple et pourtant très parlant : combien de gens autour de nous connaissent encore par cœur le numéro de téléphone de leurs parents ?! Je pense que les gens vont au théâtre car c’est un espace de mémoire à la fois collective et individuelle. Le lieu ou nous réinventons notre dialectique. Plus on fréquente  le  théâtre,  plus  notre  mémoire  s’enrichit.  Il  devient  un  « théâtre  de mémoire », au sens où l’a peut-être entendu Giulio Camillo au XVIe siècle.

Je vois, en me référant à l’ouvrage L’Art de la mémoire, de la Britannique Frances Yates, que Giulio Camillo avait conçu un espace – son théâtre – qui pourrait contenir tout le savoir nécessaire à l’orateur renaissant. L’idée étant que, placé sur la scène, un spectateur verrait devant lui sept rangées de gradins, chacune comprenant des cases où seraient placés des représentations symboliques des éléments qui constituent le cosmos, à commencer par les sept planètes du système solaire. L’image de chaque planète s’accompagne des caractéristiques propres à la déité ou principe supérieur qu’elle représente.  Ces  caractéristiques  émergent  par  association  –  la  colère  pour  Mars, l’amour pour Vénus… - (Yates 138). S’ensuivent pour chaque échelon des images découlant par associations de ces principes théologiques et philosophiques représentés par les planètes…

Je pense en effet que La Mort d’Adam, par exemple, procède de cette manière : par des associations dont les résonnances sont ancrées dans des mémoires auxquelles nous n’avons pas nécessairement accès immédiatement. C’est un déploiement, qui va au-delà de l’instant de notre émerveillement et qui génère de la pensée. Cette étendue de l’esprit est une des raisons  de la survivance du théâtre.

Vous suggérez donc que le théâtre, le vôtre en tout cas, procède par associations, d’une manière qui résonne avec l’idée selon Camillo que les images présentées au spectateur doivent « secouer l’esprit » (Matussek 11) : il s’agit pour celui qui les regarde d’associer ces images à des savoirs qui donnent en outre accès à une compréhension ésotérique d’une vérité éternelle et cosmique.

Le théâtre est un espace où on élabore des clefs d’activation de mémoire. Ce n’est pas seulement un espace d’émotion, ou alors ce n’en est un que parce qu’on a forgé des clefs de mémoire. Certaines ouvrent des espaces affectifs, des espaces interdits, des espaces historiques… Qu’est-ce qui fait que certains spectacles activent des clefs de mémoire chez le public? Je prends l’exemple de Crise de nerfs – Parlez-moi d’amour : les gens nous parlaient de leurs traumas, de la mort d’un proche, la naissance d’un enfant…  pourquoi ?  Il  n’y  a  rien  dans  le  spectacle  qui  traite  directement  de  cela. Pourtant tout le monde nous parlait d’une relation importante qu’il ou elle ressentait entre le spectacle et une mémoire émotive, sensuelle, personnelle. C’est la même chose qui se passe dans La Mort d’Adam, mais avec une mémoire historique. Or, si on décortique avec attention la construction de La Mort d’Adam, celle-ci est assez proche des  principes  du  « théâtre  de  mémoire »  de  Giulio  Camillo.  Avec  entre  autre,  ce principe mystique d’une transformation qui fasse que le même endroit n’est plus le même endroit, ne le sera jamais plus, tout en restant inchangé. Cette dimension est présente dans La Mort d’Adam : on se trouve toujours dans le même espace du théâtre, et pourtant, à bien y regarder, nous n’y sommes jamais ! Nous sommes dans le désert, dans l’enfance, au bord de la mer. Ce principe-là ne permet pas une compréhension rationnelle de la fable. C’est une autre fable, une autre mémoire qui agit. La réserve qu’on peut faire, c’est en quoi une telle mémoire est-elle collective ? Je pense que personne ne le sait. On ne sait pas comment agissent nos mémoires, car elles ne sont pas que culturelles et cultuelles. Elles sont aussi intrinsèques à notre biologie… et j’ose dire à la chimie de nos émotions.

 

Par opposition au « théâtre de mémoire » de Giulio Camillo, l’activation des clefs de mémoire dans celles de vos pièces que vous venez de citer est intrinsèque à une expérimentation technologique.

Oui,  et  c’est  parce  que  je  pense  que  les  nouvelles  technologies  nous  permettent d’excaver des mémoires enfouies. De poser des codes poétiques et théoriques plus complexes que ceux dont nous disposons actuellement. Elles nous permettent de poser des avants comme oubli.

Il  est  intéressant  que  vous  décriviez  le  théâtre  en  ces  termes,  quand  tant  de commentateurs insistent sur l’aspect éphémère, transitif, de la représentation théâtrale.

Nos questionnements sont trop souvent guidés par nos certitudes, mais nos certitudes forgent aussi les motifs de nos déchéances. Il en va de même de cette certitude que le théâtre est un lieu de l’immédiat, du présent… Aujourd’hui, d’autres medias ont pris possession d’espaces de relation que seul le théâtre tenait. C’est dès lors toujours la même problématique : quand on perd du terrain, on trouve des justifications pour conserver son territoire, et peut-être que c’est de là que vient cette fixation sur l’idée de l’instant,  de  l’immédiat,  du  spectacle  vivant.  Qu’est  que  cela  signifie,  « spectacle vivant » ? Par opposition à quoi ? À un spectacle enregistré ? Mais le corps de l’acteur enregistre la représentation ! Et en outre, le vivant peut certes connaître des accidents, mais c’est aussi le cas de la mécanique, de ce qui est enregistré… Je pense que cette obsession de l’idée d’immédiateté est liée à la peur de disparaître. Quand on voit tous les  medias  avoisinant  prendre  de  l’importance,  il  faut  bien  trouver  un  rapport  de singularité pour exister. Mais les sémantiques sont glissantes, et au bout d’un moment on oublie leurs origines, et cela devient un lieu commun, une doxa, un dogme. Or je le répète, le théâtre n’est pas un lieu d’éphémère !

Il est vrai que c’est une idée que j’ai toujours trouvée surprenante, surtout quand on prend en compte l’importance d’un travail de répétition en amont de la représentation. C’est en outre une perspective très occidentale, et ce que la critique Rebecca Schneider appellerait « ocular-centric » : concentrée sur un point de vue seulement visuel et qui omet les autres dimensions sensorielles qui nous permettent de comprendre le monde et de nous en souvenir. Cela me fait penser à l’idée, répandue en ethnographie de la danse par exemple mais peu souvent rencontrée dans les études théâtrales en France, d’une  dimension  somatique,  corporelle  de la  pensée,  de  la  conscience  et  de  la mémoire.

Il y a même, je pense des mémoires géographiques, inscrites autour de nous, des mémoires qui sont celles du paysage. Il est possible que l’organisation de la mémoire soit segmentée, et que nous ayons avec un peu d’attention la possibilité de visiter ces espaces  de  mémoire :  géographique,  historique,  archéologique,  une  mémoire  du cosmos, la mémoire même des astres... On peut en outre visiter notre mémoire intérieure, celle du corps, celle du trauma… Et des mémoires aussi, que vous appelez somatiques mais que je vois comme quasiment mystiques : la mémoire d’endroits dont les résonnances sont particulières, et on ne sait jamais trop vraiment pourquoi. Il y a des lieux qu’on ressent. J’aime beaucoup cette idée des Indiens Xavantes, que j’ai connus pour la création de Mue, qui suggère que les lieux portent la sueur de nos rêves. Et en effet, qu’est-ce qui fait que couche après couche, quelque chose s’inscrit dans l’archéologie de notre existence ? Les Xavantes se pensent comme des piliers de mémoire : en eux résonne la voix des devanciers, ils ne peuvent se permettre de tomber au risque que le monde entier ne s’effondre avec eux. Ils se vivent et agissent comme des piliers de mémoire. Or, sans mémoire il n’y a pas de vie : qu’est-ce que l’ADN, sinon une mémoire qui se duplique à l’infini et qui, en se dupliquant, s’altère, se transforme et donc vie !

C’est une idée riche et étourdissante, que le monde et l’humain sont porteurs de tant d’espaces de mémoire différents…

En  effet :  pensons  par  exemple  aux  mitochondries.  Les  mitochondries  sont  des organites cellulaires eucaryotes présentes au sein des cellules. Les mitochondries ont plusieurs rôles dont celui de la production d’adénosine triphosphate qui est le combustible énergétique de nos cellules. Il est désormais admis que les mitochondries proviennent de l’endosymbiose d’une a-protéobactérie, qui aurait eu lieu il y a environ 2 milliards d’années.  Les mitochondries possèdent donc leur propre ADN, distinct du noyau de la cellule. Certaines théories avancent que les mitochondries possèdent une mémoire dont on pense qu’elle pourrait contenir toute notre évolution… C’est des théories, mais je trouve cette idée incroyable, et ce déjà d’un point de vue poétique. On pourrait considérer que c’est fantasque, mais il existe bien des choses au sujet de la mémoire qui nous restent complètement inexplicables.

Je trouve intéressant de penser ces considérations à la lumière de ce que Rebecca Schneider dit de l’archive : que le désir de conserver une preuve matérielle, physique, d’un événement passé est proprement Occidental, et omet toute un pan de mémoire qui est aussi physique, somatique et kinesthésique.

Tout  à  fait,  mais  il  y  a  peut-être  une  explication  pratique  à  cette  obsession  de l’archivage : en effet, on se rend vite compte que l’être humain n’est pas fait pour conserver  toutes  les  mémoires  de  manière  exhaustive.  Nous  avons  une  mémoire visuelle très développée, ce qui n’est pas le cas pour notre mémoire des chiffres ou de l’écrit… On peut s’entraîner et développer ces mémoires bien sûr, mais il semble tout de même que lié à la question de la mémoire apparaisse un désir d’accroitre notre territoire et de transmettre, en créant des espaces de mémoire externalisés. Nous avons toujours cherché à externaliser notre mémoire, on ne peut pas faire autrement. Je ne trouve pas cela inquiétant. L’idée qu’on puisse un jour intégrer une puce à mon organisme, qui soit directement connectée à Internet ne me préoccupe pas… Le livre a certainement déjà eu un effet similaire.

Nous en revenons à l’idée de l’archive : d’une mémoire externalisée, enregistrée, une conception de la mémoire comme quelque chose qui demande à être activé…

En n’oubliant pas toutefois que la mémoire enregistrée n’est pas fiable. Une des premières questions qui se posent, avec la mémoire, c’est la question de son altération, et comment dans cette altération d’autres mémoires se découvrent. La mémoire de l’imprimé est peut-être la mémoire externalisée qu’on a conservé le plus longtemps. Mais cela pose un monceau de problèmes : la restauration des œuvres, du papier, de l’encre, des parchemins dévorés par des champignons… Aujourd’hui, il nous faut prendre en compte la mémoire informatique, numérique. Et on ne sait pas encore comment la conserver. Nous sommes déjà confrontés au fait qu’on ne peut retrouver la mémoire de certaines opérations des années 1970, 1980, 1990. Il y a des formats qui sont devenus désuets et ne peuvent plus maintenant être lus… Tout numériser rend soudainement tout plus vaste et donc aussi tout plus fragile.

En effet, nous avons tendance à oublier que ces mémoires numériques ne sont pas éternelles, et qu’elles sont en outre dépendantes de conditions physiques et géographiques réelles.

On ne mesure pas encore comment l’avènement et l’utilisation de l’e-mail vont empêcher un travail historique. Je n’écris plus de lettres par exemple, ou très peu. Et c’est à chaque fois une manifestation romantique ou délicate qui disparaît. La grande majorité de nos communications se font par e-mails, et nous n’en garderons pas la mémoire. De grandes conversations ont lieu par SMS ! Mais on ne pourra pas collecter cela, ni en assurer l’authenticité. On ne pourra plus retrouver dans un grenier les lettres d’amour d’un poilu, cela aura des conséquences historiques. La façon dont nous pensons cette relation à la mémoire affecte notre lecture des choses. Au moyen-âge, le travail de certains moines consistait à se rendre d’une bibliothèque à une autre, et sachant  que  de  leur  vivant  il  était  possible  qu’ils  ne  verraient  un  livre  qu’en  une occasion, ils l’apprenaient par cœur… Comme les livres ne se déplaçaient pas, les apprendre par cœurs était un moyen d’en transmettre le contenu. On lit aujourd’hui en sachant qu’on pourra y revenir. Dès lors, la phrase n’a plus le même poids, ni la même densité. Les mots connaissent d’autres étirements. Il en est de même pour le théâtre.

Et pensez-vous que le théâtre puisse être le lieu où on conserve des mémoires, en sachant qu’on « peut y revenir » ?

Je le pense oui. Et il n’est pas anodin que j’associe cela à la question des technologies : je pense que le théâtre est le lieu d’un temps long où, précisément, on peut reconstruire nos mémoires. Les technologies sont des outils utiles pour cela.

Qu’entendez-vous par là ?

La technologie offre de nouveaux dispositifs de vision. Ce sont les combinaisons de ces dispositifs qui enrichissent notre horizon, qui lui offrent des résonnances où le maintenant   conjugue   tous   les   temps.   C’est   pour   cela   que   je   m’intéresse   à l’épistémologie et à l’histoire des techniques. Il n’est pas évident de savoir comment telle fantasmagorie du XIXe siècle a pu être produite. Il y a énormément de choses que nous ne savons plus.  Le théâtre d’aujourd’hui connaît les mêmes problèmes que celui du siècle passé, et il nous faut à chaque fois tout réinventer… Il est malaisé de comprendre certaines techniques quand elles furent construites de manière empirique. Je crois que chaque technologie porte son espace de mémoire. C’est intéressant, la façon dont une photo argentique et une photo numérique agissent différemment, un film 35 mm n’agit pas comme un 18mm, qui n’agit pas comme un Super 8, qui n’agit pas non plus comme la Technicolor ! La Technicolor est un excellent exemple : cela créé un espace de mémoire en nous. Les films de la Technicolor sont une expression esthétique portée par la mémoire de ce qu’est cette technique qu’on ne peut pas retrouver, même avec l’image numérique. On peut utiliser le théâtre de façon similaire, comme un espace où la mémoire de nos savoirs tant manuels, qu’intellectuels ou émotionnels, peut se condenser et s’imbriquer dans de nouvelles formes, permettant un darwinisme mémoriel où se décide ce qui est à garder et ce qui doit être effacé.  Le théâtre n’est peut-être pas un espace de l’immédiat et du spectacle vivant, mais c’est un espace  de  liberté qui  permet  des  combinaisons  de  mémoire  pour  s’affranchir  des chaînes du temps. De révolution en disposition un empilement colossal incroyables.  Les  technologies  sont  de révolution,  nous  avons  aujourd’hui  à  notre de capacités et leurs combinatoires sont nouveaux  outils  pour  développer  et  rendre accessible de la mémoire, que nous pourrons, entre autre, dévoiler sur scène.

Pensez-vous ainsi que l’utilisation des nouvelles technologies au théâtre puisse nous révéler des clefs de mémoire jusqu’alors insoupçonnées ?

Prenons l’exemple des sondes spatiales. Qu’ont-elles fait : elles nous ont ouvert la mémoire du cosmos, à laquelle nous n’avions pas accès ! Quand on reçoit l’image d’une galaxie, il s’agit déjà de mémoire : la mémoire d’une lumière dont on sait qu’elle n’existe  plus.  C’est  quand  même  incroyable !  Et  que  dire  des  géologues  et  des climatologues qui, en creusant des carottes dans les glaces retrouvent la mémoire de ce qui advint plusieurs milliers d’années auparavant, et peuvent ainsi prédire ce qui adviendra. C’est une tentative similaire que je construis au théâtre : aller au devant de mémoires qui nous étaient oubliées, inconnues, impossibles, étranges… C’est la raison pour laquelle il n’y a aucun doute possible : nous conserverons les théâtres, non pas comme  des  espaces  muséographiques  mémoriels,  mais  comme  des  palais d’organisation de la mémoire. C’est une mutation qui est en cours. Cette mutation prend du temps, car elle oblige à transformer  nos espaces d’architecture. Tant du bâti de nos théâtres que de l’architecture même de la façon dont on pense et dont on écrit nos fables. Cela se transformera. Voici la clef : Cela se transformera, cela vivra !

Jean Lambert-wild Eugénie Pastor Mars 2014

Références :

Matussek, Peter. « Memory Theatre in the digital age ». Performance Research : A Journal of the Performing Arts, 17.3. 8-15. 2012. Pdf.

Schneider, Rebecca. « Archives, Performance Remains ». Performance Research, 6.2 (2001). Print.

Yates, Frances A. The Art of Memory. London : Routledge. 1966. Print.