Les poulets sans tête ou l’émergence de «L’effet Mike»

 

Lorsqu’on coupe la tête d’un poulet, il lui arrive de continuer à courir. La question que je me suis souvent posé est de savoir si le poulet sans tête sait qu’il court ? S’il le sait, cela pose question de l’utilité de sa tête et de son minuscule cerveau en temps normal ; mais s’il ne le sait pas, qui court alors ? Le poulet ou les pattes du poulet ?

 

Il existe la fameuse histoire – vraie - de «Mike le poulet sans tête», surnommé aussi «Miracle Mike», mort en 1947 à Phoenix (USA) après être né 18 ans plus tôt à Fruita, dans le Colorado. Il s’agit d’un poulet auquel un fermier avait coupé la tête pour le manger et qui aurait survécu 18 mois à la triste opération. Les hypothèses les plus folles ont circulé à son sujet, y compris celle d’un improbable canular. En fait, Mike a eu de la chance, pour autant qu’on puisse appeler «chance» le fait de se balader sans tête.  En fait, sa tête a été coupée trop haut, laissant une grande partie de son cerveau intacte, juste celle qui lui permettait d’accomplir les opérations de base d’un poulet : les battements du cœur, la respiration et la digestion. Ses propriétaires déposaient la nourriture directement dans son œsophage à l’aide d’une seringue. Bref, Mike est devenu célèbre. Il est le seul survivant connu à ce jour d’une décapitation et cette histoire n’a pas d’autre utilité que son étrangeté. Quoique.

 

Il y a un élément qui m’a frappé dans cette histoire, c’est l’espérance de vie de Mike après que sa tête eût été tranchée : 18 mois. 18 mois, c’est à peu près ce que nous annoncent les épidémiologistes concernant la durée de vie de l’épidémie de COVID-19. Plus précisément, c’est le temps qu’il faudra avant que toutes nos activités reprennent comme avant, à moins que rien ne reprenne comme avant, à moins que tout change, à moins que nous devenions vertueux, à moins que les poules aient des dents, bref je ne retiendrai pas cette hypothèse et je m’en expliquerai plus loin.

 

Vous trouverez un peu forcé ce raccourci entre Mike et la pandémie mais ma foi nous avons besoin de métaphores pour comprendre ce qui nous arrive et comme je fais du théâtre, la métaphore ça me connaît.

 

Avant de poursuivre, je forme également une deuxième hypothèse invérifiable concernant Mike. Je suis sûr que c’était un poulet heureux, débarrassé des soucis quotidiens de devoir trouver de la nourriture, de ressentir le froid ou de craindre l’arrivée du renard en pleine nuit. En somme, Mike était un poulet sans qualité, pour détourner le titre du fameux ouvrage de Robert Musil.

 

La pandémie a interdit le théâtre – et toutes les formes de rassemblement plus ou moins culturels. Le théâtre en tant qu’art et en tant que lieu se relèvera de cette anicroche à l’échelle de sa longue histoire. Aujourd’hui et dans un futur proche cependant, que cette pandémie soit un Armageddon pour tous les professionnels du théâtre, sur et hors scène, dont on ne percevrait encore que les prémices de la catastrophe, me semble clair. Et je ne vois pas venir de Bruce Willis dans sa navette. Mais la pandémie a eu un autre effet, presque comique, que j’appellerai L’effet Mike ou «Mike effect» pour faire plus cool.

 

L’effet Mike porte sur le comportement de la grande catégorie des opérateurs culturels, soit l’ensemble des personnes qui dirigent des institutions, programment des spectacles ou organisent des événements culturels au sens large du terme. Je tiens à dire que j’en fais partie et que je suis donc aussi une des malheureuses victimes de L’effet Mike. Malheureuse mais payée, faut-il le préciser. Pour le dire simplement, cet effet est une variante du syndrome de l’autruche qui décrit le fait que se mettre la tête dans le sable n’empêchera jamais quelqu’un ou quelque chose de vous botter le cul. La grande différence avec l’autruche est que L’effet Mike n’est pas un acte volontaire, il s’agit d’un événement qui vous tombe dessus alors même que vous aviez de grands projets et que vous regardiez fièrement vers l’horizon. En même temps, L’effet Mike a ceci de sympathique qu’il n’est pas l’annonce d’un cancer en phase terminale ou une branche d’arbre qui vous tombe sur la tête. Non, Mike frappe à la porte et te dit juste que les plaisanteries sont finies et que tu dois rembourser tous les billets de spectacles déjà vendus. Et c’est là qu’intervient L’effet Mike. Après l’incrédulité qui suspend le temps comme le lapin pris dans les phares d’une voiture (encore une métaphore) vient le temps du colibri pendant la saison des amours : on s’agite, on court dans tous les sens, on découvre les réseaux sociaux, on écrit des journaux du confinement lus par personne, on se filme, on se partage, on se prend à rêver du Grand Soir, on crée des chaînes qui diffusent des spectacles dont tout le monde se fout, on achète des machines coûteuses à peroxyde d’oxygène pour désinfecter les salles vides, on vend des billets pendant qu’on en rembourse d’autres, on y va, la machine à créativité continue à tourner sans fin comme «Tournez manège» ou ménage je ne sais plus ! Finalement une partie du cerveau fonctionne encore, celle où Mike te susurre : tout ira bien, continue à respirer et à faire battre ton cœur, ne sois pas triste, tu ne peux plus picorer mais on a une seringue, tu ne vas pas mourir, du moins pas tout de suite.

 

L’effet Mike ne se limite pas à des symptômes d’agitation et d’états maniaques qui conduisent à produire du contenu comme les pommiers produisent des pommes. Il connaît un deuxième temps, celui qui voit l’émergence des poulets malins, ou les «Smart Mike» pour faire cool une deuxième fois. Ceux-là ont aussi été victimes de L’effet Mike mais ils ont compris plus vite que les autres qu’il ne servait à rien de continuer à faire comme eux, c’est-à-dire à être sympa en filant des trucs gratuits sur Facebook. Les Smart Mike sont des créatifs, des communicants qui ont laissé les péquenauds généreux mais malhabiles sur leur canapé et ils font un pari de flambeurs. Ils se disent que ce virus pourrait leur permettre de faire contre mauvaise fortune plutôt bonne fortune. Ils parient sur le cataclysme, l’effondrement du système de production tel qu’on le connaît, la désertion du public et des recettes. Les Smart Mike tiennent leur concept : puisqu’on ne peut pas réunir de public, puisque les subventions publiques risquent de prendre un sacré coup dans l’aile, puisque finalement ce qui coûte cher dans une production ce sont les salaires et tous ces collaborateurs compliqués que sont les éclairagistes, scénographes et autres maquilleurs (sans parler des techniciens), faisons du théâtre de confinement, réinventons-nous, changeons de pratique, délivrons le théâtre du public et libérons-le des murs trop lourds du théâtre. Vous aurez remarqué que la Reine des Neiges est passée par là : je patine donc je suis. Et appelons ça, à tout hasard : le spectacle compatible. Compatible avec un virus totalement réfractaire au théâtre, on s’en fiche, roulement de tambours, dégagez le passage. Au passage justement, la compatibilité avec quelque chose qui tue est une idée particulièrement pernicieuse si on y réfléchit quelques secondes.

 

Je n’ai toujours pas compris ce que les Smart Mike allaient faire exactement. Jusqu’au jour peut-être où, comme le cortège funèbre des satellites d’Elon Musk, on retrouvera le produit de leurs idées dans le paysage en se demandant : qu’est-ce qu’on a foutu pour dégueulasser le ciel théâtral à ce point ? C’est parti pour le théâtre peer-to-peer, un acteur pour un spectateur (masqué?), les apéros-théâtres via Zoom, le grand avènement du numérique – ah ça le numérique, depuis que Tron est sorti en 1982, tous les petits garçons se rêvent en super-héros du monde virtuel, le théâtre utile pour les vieux qui n’ont rien demandé d’autre que de serrer leurs enfants dans les bras plutôt que d’entendre des acteurs beugler dans les couloirs. Mais les Smart Mike ont un problème qui vient se loger exactement à l’endroit dont ils aimeraient s’échapper : ils ont choisi de faire du théâtre et pas de la cybernétique ou un post-doc en animation socio-culturelle. Il y a quelque chose qui coince, comme un grain de sable dans l’œsophage qu’on n’arrive pas à faire passer. Et ce grain de sable, c’est les millénaires de ce foutu truc qui met en présence directe des gens qui parlent, qui bougent et d’autres qui écoutent et regardent.

 

Il ne faut toutefois pas oublier que L’effet Mike, s’il est bien réel, devrait rester un moment d’égarement, pas un modèle. Il serait malvenu de prendre comme référence pour le futur du théâtre la vie d’un poulet sans tête, fut-il célèbre. N’oublions jamais que Mike est mort dans un Motel sordide car ses propriétaires avaient oublié la seringue en se soûlant dans un bar de Phoenix. On est jamais à l’abri d’être soi-même la victime d’une seringue oubliée sur un coin de table.

 

«Toujours critiquer, jamais proposer» se défendront celles et ceux qui ont pris le poulet par les cornes. Et il est vrai que si je dois être absolument honnête, je ne sais pas comment répondre à la scénographe indépendante qui n’arrive plus à s’en sortir ou à la pianiste qui voit tous ses concerts annulés. Je ne peux pas non plus me résoudre à poser les plaques en attendant que le vaccin arrive ou que les spectateurs avalent un verre de javel. Alors je fais comme Mike, je poste aussi des captations, j’organise des lectures, je classe des archives, je rêve à la carte du bar et j’attends Godot.

 

Par contre, en vieil éleveur grognon, je crois plus que jamais au monde théâtral d’avant la pandémie (du moins une partie de celui-ci), qui considérait ce métier comme la réunion de tous les métiers. L’autre jour, en parlant à des étudiants qui voulaient savoir comment le théâtre vivait cette période, je leur expliquais que pour un acteur sur scène, il y avait environ quatre personnes invisibles qui avaient travaillé avec lui : non seulement des artisans mais des agentes d’artistes, des comptables, des chauffeurs routiers, des attachés de presse, toute une kyrielle de professions impactées très directement par la fermeture du théâtre. Je suis sorti de cette réunion virtuelle un peu déprimé moi-même par le tableau catastrophique que j’avais dressé de la situation. Mais il me semble avoir compris quelque chose que je me refusais à croire avant cet exercice, victime pleine et entière de L’effet Mike : il est terriblement prétentieux de vouloir tout bazarder, de remettre les compteurs à zéro, de se «réinventer» (j’ai moi-même écrit à toute mon équipe qu’il fallait se réinventer et je les prie de m’en excuser), de se numériser, de se dissoudre, de jeter le théâtre avec les sièges des gradins et d’adopter en toute inconscience cette novlangue technocratique et bien pensante du théâtre d’après. Je crois, comme le scientifique, aux bâtisseurs d’avant moi, aux théories falsifiables, à la critique, à la bonne vieille méthode d’essais/erreurs qui caractérise le travail du plateau comme celui du fabricant de vaccin (oui, je ne suis pas anti-vax), à la rencontre avec le public (ça fait du bien de le dire), aux joies et aux rires qu’elle provoque. Et ça, Mike n’aura jamais eu le bonheur de le connaître.

 

Lorenzo Malaguerra

Monthey, mai 2020