Qui est le clown ?

Voilà une question un peu absurde à laquelle Pierre Étaix, un clown de grande douceur, a trouvé la meilleure des réponses « Un clown est un clown ! ».

Très bien… Donc si un clown est un clown qu’est-ce qui différencie un clown, d’un auguste, d’un pierrot, d’un excentrique, d’un paillasse, d’un contre-pitre, d’un Jesters, d’un bouffon, d’un arlequin, d’un farceur ?

Voilà qui est bien confus…

Pourtant ce n’est pas une blague de clowns, bien au contraire, c’est un peu comme les papillons, ils sont tous des papillons, mais il y a une multitude d’espèces de papillons, certaines plus rares que les autres. La classification de chaque espèce de clowns nécessiterait d’en déterminer le genre, puis la famille, puis l’ordre, puis la classe, puis l’embranchement, puis le règne, puis le domaine, et enfin le monde vivant.

La tâche est bien ardue et sans doute résisterait-elle à une logique scientifique car ces animaux comiques ont une fâcheuse tendance à muter très rapidement pour éviter les identifications ennuyeuses. Ils aiment se confondre et échanger leurs traits de caractères.

De nombreux ouvrages de grandes qualités ont étudié les clowns et leurs évolutions. Il faut avouer que la matière est fascinante. Chaque clown est unique et pourrait faire l’objet d’un livre volumineux. Il faudrait, sans mentir, toute une encyclopédie pour en faire la généalogie précise.

Cependant, il en est un qui, comme un papillon de nuit dont les ailes poudreuses disséminent dans l’air une poussière farineuse, a laissé une traine singulière derrière lui. J’en suis particulièrement amoureux et je suis toujours ému d’en voir un, d’en contempler la robe, l’allure, le geste. Ce clown se fait rare, comme se font rares certains papillons qu’on voyait avant voleter dans les rayons blanchâtres de la lune, mais qui, aujourd’hui, face aux assauts du progrès, disparaissent en silence. Ce clown est le clown. Celui qui fut baptisé en premier comme « le clown ! ». Il n’est pas l’origine du clown, car tous les clowns sont héritiers d’une tradition qui est plus vaste qu’eux même, plus dense que la sciure de la piste de cirque et plus dur que le plancher de la scène. Lui, il est le mystère. Celui qui, par son étrangeté, ouvre la voie comme « faire-valoir » des autres.

Ce magicien, au rire contraint par l’élégance, aux oreilles cirées de rouge, au visage grimé de blanc qu’un trait noir, fait au pinceau, signe comme le premier vers d’un poème sans fin, ce clown on l’appelle aujourd’hui « Le blanc ». Cet adjectif est bien peu approprié, mais comme l’animal se fait de plus en plus rare on ne sait plus trop comment le désigner. De plus, comme tout le monde imagine trouver un clown en lui… Mon dieu quelle horreur ! … Il ne semble plus aujourd’hui nécessaire de qualifier ce que l’on ignore et qu’on croit pourtant posséder.

C’est donc ce caractère particulier dont je voudrais vous parler.

D’où vient-il pour commencer ?

Son ascendance, comme celle de tous les clowns est très ancienne, il est fille et fils de l’antiquité. L’élasticité de son visage, tout comme parfois sa fixité, se souvient des Manducus, ces masques dont la laideur et la voracité, représentés par une bouche grimaçante garnies de deux rangées de dents pointus, excitaient les rires des spectateurs. Il est aussi l’héritier des facéties des personnages de la comédie et des drames satyriques antiques comme Phylaques, Bromios le turbulent. Comme eux, il a la prétention de nourrir les dieux avec son rire. Son costume s’inspire du Stupidus ou parasitus romain, à qui il doit le cône pointu qui reste l’un de ses couvre-chefs préférés. Il lui doit aussi son amour fou des couleurs et l’usage de la pantomime qui fait de son corps une deuxième bouche qui contredit ou affirme ce que dit sa première bouche. 

Il trouvera au moyen-âge de nouvelles couleurs et un répertoire poétique grâce aux jongleurs, aux troubadours, aux minnesängers ainsi qu’une allégresse burlesque chez les sots et les bateleurs. Il affirmera son goût des répliques et une audace qui n’a peur ni des dieux ni des rois grâce aux Jesters et aux bouffons élisabéthains. Il développera sa souplesse avec la Commedia Del Arte trouvant ici un tremplin nouveau pour sauter dans tous les sens et accroitre son gout inné pour l’improvisation. Vêtu de toile de paillasse, du sureau des palefreniers, de sa souquenille que portent les pierrots, il conquiert, à force de cabrioles, ses lettres de noblesse.

Son destin s’enrichira de siècle en siècle, sollicitant tous les ressorts possibles du corps et toutes les prouesses de l’esprit. Son caractère s’étendra sans cesse, devenant universel, affirmant une vérité qui n’appartient qu’à lui en rompant avec toutes les chronologies pour toujours mieux se métisser. 

L’une de ses métamorphoses est aujourd’hui considérée comme fondatrice de son indépendance sur la scène comme sur la piste. On la doit à Joseph Grimaldi, un mime et un clown qui naquit en Angleterre en 1778. C’est lui qui inspira les traits du clown moderne avec son personnage de Clown Joey. Sa célébrité fut si importante que Charles Dickens en écrivit ses mémoires. De nos jours encore, il est célébré et chaque premier février, à l’église Holy Trinty de Hackney, des clowns du monde entier viennent se recueillir avec toute la solennité comique qui s’impose. 

Sa métamorphose se continuât avec l’écuyer excentrique Billy Saunders et son exclamation « Vôlez-vous jouer avec moa ! ». Dès lors, reconnu dans une totalité qu’il s’était lentement construite au fil du temps, il envahit le monde entier, se trouvant des frères et des sœurs dans d’autres cultures, en Chine avec le Paiyou qui déclenche le rire par ses performances ironiques et bouffonnes, avec les personnages démesurés et exubérants du Kabuki, avec la finesse des figures du théâtre de Bali, partout il trouva des sœurs et des frères.

Au XIX siècle, il pullule, investissant la piste de cabriole, de jonglerie, de pirouettes musicales

Ses qualités d’acrobate le firent comparer à un oiseau. Tel fut Jean-Bapiste Auriol ou Jean Gontard. Il faut dire que pour faire commerce du rire, il n’était pas à l’origine autorisé à dialoguer, seulement à monologuer, de là ces exclamations célèbres « Aeiou », « Je suis content », « Miousic », « Boum-boum », « Sans blague », « Oh que c’est beau ! » « Qu’est-ce que ça c’est ? » auquel je rajoute le mien « On est super bien ! ». Les rois du cirque pouvaient tout se permettre. Le clown crie sa liberté et rien ne pourra plus l’arrêter.

De nos jours, il est difficile de reconnaître ce clown qui à l’époque exécutait des tours et des farces qui sont aujourd’hui réservés à l’auguste. Mais il faut se souvenir que l’un était le miroir inversé de l’autre. Le clown réussissait ce que l’auguste ratait. Le clown était d’ailleurs la plupart du temps solitaire. Ses partenaires étaient des animaux, des poules, des cochons, des rats, des oies, et souvent des ânes. Mais dès que le clown et l’auguste furent réunis, les premiers furent Footit et chocolat, ils s’emparèrent de toutes les possibilités de la comédie parlée et développèrent des « entrées clownesques » dont le répertoire aimait à s’enrichir d’accessoires et de toutes sortes d’appareils insensés.

Le clown développa sa superbe mais aussi son arrogance. Tels furent Antonet, Donet, Ilés, Alex, Beby, Maïss. Le clown prit de l’autorité mais malheureusement il en fit de moins en moins. Les clowns blancs commencèrent alors une guerre des costumes.  Mimile le clown l’explique très bien : « Les cirques et les clowns ont connu leur grande époque entre les deux guerres mondiales et après la seconde. Le public était affamé de nos rires. Les clowns se sont multipliés. Des ingénieurs, des ouvriers quittaient les usines pour se mettre clowns. La médiocrité en découlait souvent. Comme ils gagnaient assez d’argent, les clowns blancs ont commencé la guerre des costumes. Antonet le premier. C’était à celui qui aurait les paillettes, les arabesques les plus rares. Beaucoup ont dépensé des fortunes, plusieurs millions, et ils ont pourtant échoué. Le talent n’est jamais né de la féerie d’un habit de clown. » Cette guerre de chiffon l’épuisa, sa posture superbe prit du poids jusqu’à l’étouffer. Son répertoire se réduisit à un « faire-valoir » superfétatoire. 

Les clowns ou pour éviter toute confusion les « clowns blancs » ont une responsabilité dans leur disparition. Ils n’ont su ni s’adapter, ni se reproduire. Ils sont devenus inaudibles, muets. Ils ont cru qu’une illumination de plus en plus complexe de paillettes, de dorures, de strass, leur suffirait pour affronter la pollution d’un monde où le rire est devenu une valeur marchande comme une autre.

Cependant le geste d’un clown est une mémoire accrochée à une falaise qui, en se balançant dans le vide, affronte sa peur que le temps fasse la même erreur que la mort : l’oubli.

Ainsi c’est l’enterrer un peu vite que de proclamer qu’il a disparu. Aujourd’hui, même s’il se fait rare, son geste se répand. Il suffit de voir le clip de David Bowie Ashes to ashes, d’entendre les chansons du clown américain Puddle Pity, ou de découvrir l’incroyable Klaus Nomi pour s’en convaincre.

Sans doute, dans cette époque tourmentée, est-il redevenu pour un temps une chenille, qui lentement se transformera en chrysalide ou en cocon, pour se métamorphoser de nouveau en un papillon aux ailes d’or et de soie dont l’émergence en surprendra et en fera rire plus d’un.

À nous de guetter sa prochaine entrée

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Soudain le Clown !