"Tout allait beaucoup mieux autrefois, même l'avenir!" ( Karl Valentin )

Texte de la communication de Jean Lambert-wild pour Pouvoir et culture – Le pouvoir de la culture, débat franco-germano-hongrois organisé le 30 avril 2013 à Budapest par l’Institut Français et l’Institut Goethe de Budapest dans le cadre de la série Formes et Figures du pouvoir en Europe aujourd’hui réalisée avec le soutien du Fonds franco-allemand à l’occasion de la commémoration des cinquante ans du Traité de l’Élysée en 2013. Avec la participation également d’Olaf Schwenke, président de l’Association allemande de la Fondation européenne de la culture (Berlin) et József Mélyi, historien d’art et journaliste (Budapest).

Il n’y a pas de démocratie sans sujet autonome. Un sujet autonome est une identité qui se discerne, se pense puis s’identifie dans un espace physique et dans une étendue temporelle.

S’identifier est une mystique géométrique qui  construit une poétique où le point d’un sujet se confond avec les frontières infinie de son environnement.

Cette capacité n’est pas acquise, elle requiert un processus complexe de transmission où se côtoient le chaos et la méthode.

La culture est la stratification successive, au fil du temps, de cette complexe alchimie qui tente d’organiser son être au monde.

Cet être au monde s’accroît tant qu’il accroît les motifs de sa représentation. Cela peut se faire par la science, par l’éducation ou par l’art.

L’équation la plus déterminante étant une combinaison de ces trois facteurs.

Qui préside aux règles de cette combinaison ? Qui en a le pouvoir ? La cité ? Le politique? Le sujet ?

La gouvernance est incertaine car les déterminants sont étroitement liés. C’est leurs conversations individuelles et collectives qui en établissent le domaine de définition.  

Celui-ci est souvent imparfait. Il est donc difficile de comprendre ses fonctions et les prolongements de ses applications.

L’optimisation de sa compréhension dépend pour beaucoup de la qualité du débat entre les déterminants que sont : la cité, le politique et le sujet.

Il faut pour cela une certaine stabilité, ce qui est toujours ponctuel, car l’objet du débat est justement de proposer des mutations qui favoriseront une extension des possibilités de notre représentation.

Aujourd’hui nous soupçonnons que nous traversons l’une de ses mutations. Nous soupçonnons que l’agora traverse une crise de représentation. Nous soupçonnons que le sujet autonome ne parvient plus à s’identifier.

À quoi cela est-il dû ? Sommes-nous des décadents qui consomment leur être comme ils consomment une marchandise ? Sommes-nous des touristes de l’existence ? Avons-nous multiplié tant les possibles que nous ne savons plus où se trouve l’horizon ? Ou bien connaissons-nous une si soudaine amplification de nos espaces de projection que par conséquence tous les motifs de notre dialectique doivent être recomposés ?

Nous voici inquiets et comme des crabes en mue, nous craignons que cette exuviation nécessaire pour grandir, pour acquérir de nouveaux organes, pour changer de forme, soit un état de grande faiblesse, car sans sa carapace culturelle, notre corps tant social, politique, qu’individuel est bien mou.

Quelle est cette mutation qui nous affecte tant et qui déconstruit deux mille cinq cents ans de dialectique ?

C’est une mutation épistémologique qui révolutionne l’accès, le contrôle, l’apprentissage et l’étendue de nos connaissances. D’un monde linéaire où un livre était une totalité, nous avons brutalement basculé à un monde circulaire où un lien est une fraction.

Toute notre dialectique critique s’en trouve perturbée et pour de nombreux aspects ces valeurs sont inopérantes.

La confusion nous fait craindre le surgissement d’anciens démons que, nous avions avec beaucoup de peine et beaucoup de sang enfermés dans les tartares après les sanglantes gigantomachies  idéologiques du siècle dernier.

Nous sommes donc inquiets. Ce qui est déjà le prémisse d’une dialectique… Le politique est inquiet ! La cité est inquiète ! L’individu est inquiet. Tout le monde est inquiet ! Chacun cherchant comme il peut le pouvoir qui lui permettra de s’accomplir.

Au milieu de ces spéculations anxieuses, l’art et la culture sont des enjeux de premiers plans, d’autant plus importants qu’ils sont la source et le fleuve de cette mutation dialectique.

Comme souvent, l’inquiétude est mauvaise conseillère. Et plutôt que d’accompagner cette mutation, d’en faire l’atout d’une formidable renaissance, nous instrumentalisons tous les possibles et tous les enjeux, ce qui nous rend impuissant à trouver les moyens d’un nouveau processus de transmission qui garantirait la survie d’un sujet autonome et donc la sauvegarde de la démocratie.

L’inertie et le renoncement nous sont pourtant interdits car une génération orpheline serait contrainte de trouver par elle-même les nouveaux termes de son identification et les nouveaux moyens de sa représentation. Personne ne pourrait prédire ce qu’il en serait, ni si nous pourrions contrôler les monstres qui en surgiraient.

Voilà pourquoi, la seule politique cohérente est de soutenir toutes les strates de notre culture et toutes les avancées de l’art, de la science et de l’éducation.

C’est le principe de notre civilisation, c’est le moteur de notre humanité, c’est le trésor que nous avons su préserver pour combiner autrement ce verbe qui nous fait exister.


 

Budapest le 30 avril 2013