Un habit pour en découdre - Texte de Jean lambert-wild

L’histoire de la penderie des clowns, de toute cette garde-robe qui s’est accumulée au fil du temps est passionnante. Des livres remarquables ont été rédigés sur ce sujet. Il faut dire qu’il y a là de quoi inspirer des générations de stylistes en mal de fantaisies. Lady Gaga s’y conforme habilement bien que, à mon avis, elle devrait jeter l’éponge devant une histoire clownesque qui n’a cure, pour sa part, d’aucune mode et d’aucune mondanité.

 

L’habit du clown emprunte aux archétypes dont il est l’héritier, les fous et acrobates du moyen-âge, les Jesters, les arlequins, les pierrots. L’évolution de l’habit des clowns a suivi leurs transformations et leurs performances. Un clown acrobate n’aura pas les mêmes besoins qu’un clown parleur ou musicien. Il faudra, cependant, attendre de nombreuses années pour que cet habit trouve toute son autonomie, que sa place ne soit plus discutée, que son allure, soit reconnue à part entière dans le cadre de la représentation. Cela sauvegardera définitivement le clown de porter le costume d’un acteur ou d’une actrice. Ici, je formule un conseil, n’essayez pas d’obliger un clown à porter un costume de théâtre ou une toilette de salon, il préféra, au dernier moment, venir nu, sur la scène ou la piste, induit de goudron et de plumes.

 

J’insiste sur ce point. Il y a une grosse différence entre un costume et un habit de clown. Que cela soit dans la fonction ou bien dans l’usage. Un clown revêt son costume comme un chevalier errant un peu imbécile des usages et du bon goût. Il n’a cure d’aucune bienséance, d’aucune mode. Il se rêve, oiseaux du paradis, cochon à la toison d’or, fleurs des tropiques, étoiles des abysses, joyaux du Maharaja, pantin à la triste figure, lutin aérien, évadé d’un tableau de Van Gogh, vainqueur du Niagara, conquérant d’Orion, drapeau d’une terre d’apatride… Il se rêve dans un fil sans fin et ce rêve est une tempête de lumière, un vertige de chaos, une hyperbole de la vie et de la mort. Son habit s’adapte donc à son besoin, à son expression, à son rêve, jamais à celui d’un personnage qu’il refusera d’incarner. Rentrer dans la peau d’un personnage… voilà qui est bien dégoutant pour un clown. Le clown habite sa réalité. Il ne peut pas faire autrement. Il ne sait pas tricher le malheureux.

 

L’unité d’un clown se construit lentement en dépiquant sa raison d’être. Son habit qu’on peut appeler, sac, trousse ou souquenille est composé d’un agrégat de matières physiques, tissus, velours, étoffes, soies, paillettes…  Il y aussi des matières symboliques avec des motifs dessinés, imprimés, rehaussés de couleurs, de rayures, de poix. Il y a surtout une matière politique empruntant à la tenue militaire, aristocratique, vagabonde ou pourquoi pas à celle du malandrin. C’est une cathédrale de sens qui intègre le refoulé d’une société que le clown interroge en souriant avec un pistolet à eau entre les dents.

 

Que celui-ci soit bouffant, soutaché de couleurs, ou cintré comme la chaquetilla d’un torero, l’habit d’un clown est un palais de mémoire qui ouvre nos sens à l’extraordinaire. À le voir on se dit que tout est possible. D’une certaine façon, bien qu’il puisse nous effrayer, nous sentons comme spectateurs que nous pourrions accepter, avec ce clown si bien habillé, de nous perdre dans les labyrinthes qu’on évitait jusqu’alors par crainte du minotaure. Nous imaginons gaiement qu’en marchant au côté de ce clown nous sommes protégés du monstre cornu né des amours étranges de Pasiphaé.

 

L’habit d’un clown est une cathédrale de sens qui peut être lourde à porter. Il doit s’imposer sans que le clown n’ait à donner aucune explication. L’éloquence visuelle de sa tenue doit suffire. C’est un aspect de la personnalité du clown, de sa composition intérieure, de son mystère. Le clown est un dandy qui fait de son habit un blason, l’étendard d’une armée faite de réprouvés, de déchus, de derniers nés qu’anoblit cette vêture exubérante de désir.

 

Pour dessiner et tailler son habit, le clown fait appel aux meilleurs stylistes et artistes comme la Maison Vicaire, l’atelier Landoff ou l’atelier Gencel. Pour ma part, c’est Stéphane Blanquet et l’atelier du Chat botté costumier de Stéphane et Pascale Richy. Je suis toujours à la recherche des savoir-faire les plus délicats. Il y a plusieurs manières de tanner le cuir mais une seule pourra épouser ma peau.

 

Le clown demande ce qui n’existe pas, comme une armure en porcelaine de Limoges, une souquenille brodée de centaine de milliers de sequins, un fourreau orné de miroirs, une parure faite de plumes d’anges.  La souquenille d’un clown, c’est un habit de baptême païen qui fait référence à un dieu secret qui est connu seulement du clown qui habite et vit son habit.

 

Un aspect essentiel de sa tenue fait qu’elle doit participer à la sidération de son entrée. Son état doit changer en un instant le regard du public, le mouvoir vers des émotions où l’humanité est en prise avec son animalité. Son habit est un hurlement de couleurs qui participe à l’exploit d’oser dépasser la loi. Chacun a sa folie. Les codes chromatiques, comme les bonnets, les cônes ou les marottes à grelots servent à subvertir rapidement la raison de spectateurs qui résisteraient et refuseraient d’admettre l’absurdité de leur condition.

 

La perfection est de mise. On n’affronte pas les pudibonds avec des demi-teintes. Il faut de la couleur, beaucoup de couleurs, de la rayure, beaucoup de rayures. Il faut tout oser pour être le roi des fous. Mais attention, ce chaos est une façade qui est composée avec grand soin et un goût aiguisé de l’harmonie des contrastes. De la tête aux pieds, le clown se dessine méticuleusement pour faire une grosse tache dans le tableau normé de la société. Il faut que l’œil du spectateur accepte avec sourire l’injure faite au vêtement social. Le clown fait la loi et se moque de la loi ! Son habit le démontre en fonction de ses propres goûts à être un jour capitaine du Bengale, le lendemain torero de curé, puis pape sans église, fol sans roi, ou le dimanche un hasard coloré dicté par aucune naissance. Le clown doit être à l’aise dont son habit car c’est sa deuxième peau. Il n’y a alors, vous le comprendrez, d’autres choix que le sur-mesure de la démesure. 

 

Il ne suffit pas de mettre un costume pour être un clown. Le public verra très vite que vous êtes un empaillé si vous n’existez pas dans votre habit. Il y a un contrat tacite entre le clown et son habit. Ce contrat stipule que l’habit n’est pas une prison et que le clown n’en est pas son geôlier. L’apparente richesse de l’habit d’un clown peut très vite fondre, comme de la cire au soleil, si le clown ne défend pas, sous les projecteurs, son trésor comme un dragon.

 

Enfin, et ce détail raconte beaucoup de l’esprit d’escargot du clown dont l’enroulement en spirale assume l’asymétrie comme l’atrophie, son habit est androgyne. Il lui offre par sa couture toutes les audaces,  ne le privant ni des avantages ni des tracasseries d’être un homme comme d’être une femme. Il n’est l’otage de personne. Il ne s’interdira aucune contradiction dans sa tenue et surtout pas celle d’être le plus rustre tout en étant le plus élégant.

 

Le clown est libre et le labeur de sa liberté ne doit jamais être perçu.

L’habit du clown est le livre de cette liberté.

Le clown est libre, voilà sa première majesté.