Entretien avec Jean Lambert-wild

Pourquoi avoir choisi de monter un texte de Samuel Beckett, et de tous ses textes, pourquoi En attendant Godot ?

C'est une question de maturité. J'ai toujours eu un grand désir pour l'écriture de Beckett, mais je n'aime pas faire les choses sans un engagement total. Il fallait que ce soit le bon moment, que cela corresponde à une réalité politique actuelle. Par ailleurs, c'est en relisant un autre texte de Beckett que j'aime beaucoup, Cap au pire, que je me suis rappelé à quel point Beckett est un immense poète.

Je pense que c'est lié notamment à cette solidarité forte qui nous unit, Lorenzo Malaguerra, Marcel Bozonnet, et moi. Une vraie solidarité qui agit autour de ce texte-là. Beckett est un homme d'engagement. Il y a cette chose évidente d'humanité chez Beckett, qui n'est jamais feinte. Il l'affronte jusqu'au bout, il la met en tension, même si c'est périlleux, et même si parfois elle est ignoble. Je pense qu'il y a une justice, et une justesse, dans le fait que nous nous retrouvions tous ensemble autour de ce beau texte de théâtre. Il faut un engagement total : physique, politique, poétique. Il nous faudra être complètement et tout le temps là, et ce, pour avoir de la légèreté, une légèreté qui ne peut se gagner qu'à ce prix-là. C'est ce que le texte commande, et plus largement, ce que le théâtre demande.

 

Vous précisez dans votre note d'intention que le texte sera respecté dans son intégralité, sans ajout ni retrait…

En effet, et nous n'utiliserons pas de musique. Je pense qu'il faut prendre ce texte tel qu'il est : il n'y a pas de musique, dans le texte, donc nous n'utiliserons pas de musique. La musique est ailleurs, dans le rythme des mots. De fait, il s'agit d'un vrai travail d'acteur, car il faut être capable de porter et de faire entendre ce texte… Il nous faut vraiment nous concentrer sur l'art de l'acteur, et ne pas se tromper sur nos attaques, ne pas se laisser emballer, comprendre la mécanique et la mathématique de ce jeu… au cordeau. Quand on grimpe une montagne, il y a intérêt à être bien encordé !

 

Pour ce spectacle, vous serez sur scène, dans le rôle de Lucky. Comment envisagez-vous ce travail ?

Je pense que le monologue de Lucky doit s'apprendre comme une psalmodie. C'est une mécanique de précision. Il ne faut non pas commencer ce monologue trop vite, en insistant d'emblée sur une dimension comique, il faut au contraire l'attaquer lentement, de façon monotone. C'est un texte très musical, et il ne faut pas en pousser l'effet comique : il vient de lui-même. C'est un monologue sans ponctuation, on est dans sa propre solitude. D'habitude, quand on dit un texte, on l'entend. Or là, c'est le texte qui doit entraîner, parler devant celui qui le dit. Il doit faire partie de soi, intégralement, rentrer à l'intérieur de celui qui le prononce. Si on se contente de le connaître sur le bout des doigts, il finit par nous tomber des mains.

 

Le personnage de Lucky rappelle votre clown, celui qui hante vos Calentures…

Tout à fait, et d'ailleurs, ce sera mon clown qui sera sur scène, en pyjama, avec un petit chapeau melon, sans doute maquillé… Marcel Bozonnet, qui interprètera le rôle de Pozzo, sera lui aussi grimé en clown. Je serai un clown triste, parce que mon auguste est triste, et lui sera un clown blanc. Quand, dans une sorte de no man's land, deux émigrés clandestins voient arriver un clown blanc tenant en laisse un auguste a pyjama rayé… c'est la mémoire de l'Occident qui surgit tout à coup.

 

Cette décision en fera de fait une pièce avec une dimension politique ?

Je pense qu'il s'agit d'un texte éminemment politique. Les personnages de Vladimir et Estragon correspondent à quelque chose de très fort… Ce sont quasiment des apatrides… Je me suis demandé : qui sont Vladimir et Estragon ? À partir du moment où on pense qu'ils pourraient être deux immigrés clandestins en attente d'un passeur, tout résonne autrement. Pour moi, cette lecture politique est évidente.

 

Avez-vous des idées quant à une possible mise en scène ?

Il n'y a pas besoin d'avoir des idées : il suffit de respecter les didascalies. Je pense qu'il ne faut surtout pas avoir d'idées ! Il faut lire, relire, se laisser guider par ce qui est écrit. Simplicité, légèreté, intensité.Notre seul point de départ fut d'identifier Vladimir, Estragon, Pozzo, Lucky et l'enfant. Tout se dit avec cela. La question de la direction des acteurs porte sur la métrique du texte : comment poser, tenir, attaquer ces notes, comment respirer, comment rendre les effets comiques, burlesques, sans que cela soit grossier ? Comment avoir de la légèreté sans qu'elle soit racoleuse, comment créer de la tragédie dans le rire ? Ce sont des questions compliquées, mais ce ne sont pas des idées : il s'agit seulement de jouer. Cette mathématique du jeu nous dévoilera sûrement des équations que nous ne soupçonnions pas, des choses auxquelles on ne prête pas toujours attention. L'écriture de Beckett est en cela à la fois diluée et concentrée.

 

Et c'est la que réside son humanité…

Oui, c'est évident, et c'est là où il y a de la complexité. Or la complexité ne se résout pas avec des idées, mais avec des positions. Aujourd'hui, qui est dans la rue, au bord du chemin, à avoir mal aux pieds, à avoir faim ? Qui se retrouve dans des no man's land, à attendre quelqu'un, quelque chose ? Si ce texte nous parle, c'est qu'il correspond au monde dans lequel nous vivons.

 

Vous collaborez une fois encore avec des artistes qui ont travaillé avec vous, sur d'autres projets. Est-ce important pour monter ce spectacle-là ?

Je continue à penser que le théâtre est une famille, et que dans cette famille il y a de la diversité : c'est ce qui fait sa richesse. On peut faire des comédies, on peut faire peur... Nous avons tous un même désir de théâtre, et c'est ce désir qui fait qu'à un moment, une petite troupe se créée. Ce sont des histoires qui se continuent, des engagements qui ont du sens pour chacun d'entre nous : tant pour Marcel Bozonnet, que pour Fargass Assandé ou Lorenzo Malaguerra et moi-même. Cela montre que le théâtre n'est pas affaire de forme, qu'il est moins affaire de questions esthétiques que de questions d'humanité, de réconciliation, du miracle de nos grandeurs. Cette chose forte qui nous anime, on la retrouve dans cette polyphonie de formes, d'une création à l'autre. Je ne me suis jamais considéré metteur en scène au sens strict. De plus en plus, j'ai envie de jouer avec des camarades, et de toujours partager avec eux : que ce soit des outils, le texte, la poésie, un regard. C'est ce qui m'intéresse au théâtre, ce partage continuel, ces échanges, ces affrontements, ces joies communes! C'est nourrissant, et c'est ce qui fait qu'on vieillit avec intelligence.

 

C'est important de le dire, et le redire : on ne fait pas du théâtre tout seul. Cette dimension est présente dans la façon dont chaque création est présentée : il n'y a pas de hiérarchisation.

Hiérarchiser les compétences peut tuer beaucoup de choses au théâtre. De fait, il est urgent de sortir de cela, de prolonger cet esprit d'une communauté naturelle qui nous rassemble et nous interroge. Il faut le valoriser, le mettre en jeu. C'est cela qu'il faut mettre sur la scène.

 

Propos recueillis par Eugénie Pastor le 20 avril 2013