Entretien avec Jean Lambert-wild autour de la notion du clown chez Beckett - Marjorie Collin

Marjorie Collin : Clown et clownerie : sont-ce deux choses différentes? 

Jean Lambert-wild : La nominalisation d’un substantif est très souvent source d’abus, car sa valeur dépréciative dans le langage crée des oppositions.  Le clown n’est pas ordinaire. Il est une inquiétante étrangeté, un extrême sans limite qu’il est rassurant de réduire à sa position sociale. La nominalisation le limite à ce qu’il doit être. Ce tatouage du langage l’assigne à sa fonction de pitre dont il est alors autorisé à faire commerce. Cela réglemente son comportement et son secteur d’activité pour le plus grand soulagement des acteurs et de leurs « acteries ». Cette intimation de sa fonction est très intéressante. Elle est à mettre en regard de l’histoire du rire.  Le clown et le rire ne sont pas domesticable.  Il est difficile de faire entrer les rieurs dans le rang.  Sur ce sujet le livre de Georges Minois Histoire du rire et de la dérision est très éclairant. Pour ma part, et comme tout le monde a oublié que le terme de clown désignait à l’origine le blanc, cette nominalisation ne me concerne pas. La câlinerie de ma grimace ayant était oubliée, j’autorise mon clown Gramblanc à faire toute les « clownésies » dont il a le désir. Cela le rapproche du genre très ancien de la poésie qui lui donna naissance dans une fureur dionysiaque.

 

Marjorie Collin : En quoi le blanc se distingue-t-il de l’auguste? Quelles sont ses caractéristiques? 

Jean Lambert-wild : Vaste débat aux difficultés insurmontables… Je vais laisser Gramblanc s’exprimer sur ce sujet car il porte la responsabilité de qu’il est : Le blanc n’est pas une couleur, comme le précisait Léonard de Vinci « Le blanc n'est pas une couleur par lui-même ; il est le contenant de toutes les couleurs » il est donc le contenant qui peut diffuser toutes les émotions excessives ou tenues. Sa luminosité extrême est un mélange équilibré qui le dissocie du monde. C’est un mort qui s’habille du pelage des vivants.

 

Marjorie Collin : Quel est le traitement du langage chez le Blanc? 

Jean Lambert-wild : Le clown est un cœur froid qui a le sang chaud. En fonction de ses capacités, il a accès à tous les langages. Il peut les inventer, les associer, les découvrir, les rendre bruyants ou silencieux. Tout comme les troubadours, les minnesangers, les trouvères ou les jongleurs, il diffuse sa poésie en faisant confiance au hasard des trouvailles que lui procure sa relation directe avec les spectateurs. Le traitement du langage chez le blanc n’est jamais unique ni univoque. Il ne se contente jamais de dire une chose. Il la met en relief en gérant, dans le même temps, sa lumière et son ombre. Cette contradiction, qui n’est qu’apparente, est l’une des électricités qui déclenchent le rire. Elle est l’un des éléments déterminants de sa dialectique. Le blanc y ajoute une singularité poétique qui lui permet d’être en dedans et en dehors. Il reste, en quelque sorte, toujours spectateur de sa détermination. Le langage poétique fournit au clown un accessoire adventif très utile pour accroître encore son geste et d’une certaine façon sa vanité comique. La poésie chez le blanc est la souquille de son âme. Il est donc autorisé à en faire un habit de lumière pailleté.

 

Marjorie Collin : Le clown est-il poétique? Dans quelle mesure? Qu’est-ce qui assure cette mutation des genres? 

 Jean Lambert-wild : Souvent dans ma loge, en préparant ma signature pour me donner du cœur au ventre tout autant que du ventre au cœur, souvent donc car je sens bien à l’agitation dans les couloirs que la table est mise et que bientôt comme le dit Vladimir  nous serons « servis sur un plateau », souvent et plus souvent encore pour me donner de l’appétit et aiguiser mes dent à dévorer la scène, souvent bien plus que souvent pour apaiser ma carcasse qui s’agite comme un lion en cage, souvent donc et assez souvent pour en finir et éviter de me laisser contaminer par l’hésitation des acteurs qui se mettent dans bien des états pour mourir sur scène alors que je moi rêve de me «  répandre par terre comme une bouse et ne plus bouger. » comme le dit Beckett dans Ceux qui tombent, souvent dis-je car on a souvent besoin d’un plus petit souvent que soi, souvent et plusieurs fois souvent en terminant de me poudrer d’un peu de fécule de pomme de terre, je marmonne ces vers de Paul Verlaine :

Plus souple qu'Arlequin et plus brave qu'Achille,
C'est bien lui, dans sa blanche armure de satin ;
Vides et clairs ainsi que des miroirs sans tain,
Ses yeux ne vivent pas dans son masque d'argile
.

Ils luisent bleus parmi le fard et les onguents,
Cependant que la tête et le buste, élégants,
Se balancent sur l'arc paradoxal des jambes.

 

Si le clown est poétique, il doit l’être sans mesure ; de la poésie à tous les étages et surtout au rez-de-chaussée ! Je ne crois pas qu’il y ait de mutations des genres car le répertoire clownesque dévore tous les genres. C’est l’extraordinaire qui relie le clown à la piste ou à la scène. Il a besoin d’une liberté iconoclaste, joyeuse et surtout de partitions poétiques qui ne l’enferment pas dans un genre. Cette exigence dans l’œuvre de Beckett a offert aux clowns des festins qu’ils n’ont pas terminé de digérer.

 

Marjorie Collin : Pourquoi chez Beckett, l’auguste n’est-il pas le seul à avoir sa place? Quelles seraient les blancs beckettiens? 

Jean Lambert-wild : Beckett s’est intéressé à toute la dynamique poétique de l’art clownesque. Il n’a pas subdivisé les interprètes en différentes catégories. Alors que la précision de ses didascalies est légendaire, vous ne trouverez pas dans l’œuvre de Beckett une organisation des répliques par typologie de clown. Il ne distingue pas le clown acrobate du clown chansonnier, le clown de cabaret du clown de cinéma, le clown de parade du clown de tapis, le clown parleur du clown parodiste. Il ne fait pas l’erreur de séparer Beby et Pipo, Rhum et Alex, Antonet et Little Walter. Il ne fait pas non plus l’erreur de les assembler en une seul « géométrie dialectique ». Il sait que l’art clownesque peut se résoudre d’un solo, d’un duo, d’un trio, d’un quatuor où pourquoi pas d’une parade chaotique. Le clown est aujourd’hui un terme général qui englobe tout : les augustes, les blancs, les excentriques, les comiques, et même certains politiques. Croire qu’il n’y a de place que pour l’auguste chez Beckett, c’est méconnaître l’histoire des clowns et lire Beckett avec l’œillère d’une ignorance. Par exemple, qui se souvient que le clown Bilboquet fut très populaire sur les ondes de Radio-Paris ? Son répertoire de « cirque radiophonique » est aujourd’hui oublié. Ne croyez-vous pas qu’il serait intéressant de le réécouter tout en relisant les pièces radiophoniques de Beckett ? Beckett a puisé dans l’énergie poétique des clowns sans se soucier d’académisme. Il a naturellement lié cette énergie poétique à la sienne. Le résultat en est stupéfiant.

 

Marjorie Collin : Que voyez-vous de clownesque dans les Dramaticules ? 

Jean Lambert-wild : A quels genre théâtraux ou poétiques appartiennent les Dramaticules ? Qui peut me le dire ? Les cinq Dramaticules sont, pour mes sens, des entrées clownesques contemporaines ou des « reprises » plastiques. Il y a longtemps, j’en avais conversé avec Jean Dautremay. C’était un artiste que j’aimais beaucoup. Il est malheureusement aujourd’hui décédé. Nous nous étions rencontrés sur la création de Danse de Mort de Strindberg que Matthias Langhoff avait mis en scène à la Comédie française. J’étais à l’époque un tout jeune stagiaire assistant. Je m’étais lié d’amitié avec Jean Dautremay dont j’appréciais particulièrement l’humour mélancolique. Lorsque je venais à Paris, nous avions toujours plaisir à nous retrouver pour rire avec gravité. Je me rappelle de cette soirée. C’était une belle soirée arrosée de vin, de joie et de vie. Jean interprétait en boucle sur son piano l’indicatif de radio Vatican. Il travaillait, à ce moment, sur la mise en scène des Dramaticules. Il disait y retrouver l’énergie et l’humour de Karl Valentin. La conversation dériva de Karl Valentin à Rhum, de Rhum à Turlupin, et l’indicatif de radio Vatican accompagna l’évocation du clown Philémon. Nous allions nous quitter, mais la soirée rebondit lorsque, dans son petit appartement, nous nous lançâmes dans une représentation sauvage des Dramaticules. Je crois n’avoir jamais autant ri qu’en regardant Jean, ce clown imperturbable qui emportait dans son élan m’interpréta Catastrophes et Quoi où ? J’ai un souvenir hilare de notre duo de Pas et de sa voix si drôle lorsque, dans sa solitude mélancolique, il chevrotait « Qu’y-a-t-il, mère, ne te sens-tu plus toi-même ? » A l’aube, épuisé mais heureux, je comprenais que la métaphysique ne faisait pas la physique d’une scène et que « tête basse » ou « tête haute » il fallait refuser de jouer avec dans la bouche la colle d’un verbe dramatique maniéré qui refuse le ridicule.

 

Marjorie Collin : Pourquoi à votre avis Beckett donne-t-il cette place au clown? 

Jean Lambert-wild : Parce qu’il aime la liberté !

 

Marjorie Collin : Le motif du clown dans toutes ses variations peut-il être chez Beckett un moyen d’échapper au théâtre?

Jean Lambert-wild : Nous pourrions oser une proposition : Beckett appartient-il au théâtre ? A mon oreille, il appartient à la littérature, à la poésie. Il en étudie toutes les résonnances. La scène n’est pour lui qu’un médium supplémentaire pour explorer des variations et des possibilités de langage. Les conventions du théâtre ont bien du mal à restituer toutes les résonnances et les applications de son écriture. On ne peut pas résoudre la complexité de sa mathématique poétique par la seule géométrie d’un plateau ou même d’une piste. Il faut explorer beaucoup d’autres schémas. L’art clownesque offre des solutions, mais elles ne sont pas exclusives. L’écriture de Beckett puise dans tous les genres. Elle sédimente, par couches successives, la solitude tragique d’un rire. Pour appréhender l’écriture de Beckett, il ne faut pas restreindre son imaginaire à des lieux communs ou à des certitudes qui se répètent en s’imitant constamment. Il faut libérer Beckett des dramaturgies bien pensantes qui, avec facilité et académisme, solutionnent ce qu’elles ignorent par le qualitatif fourre-tout d’un théâtre de l’absurde. Ce qui est absurde, c’est généralement ce qu’on ne perçoit pas. Beckett appartient à Beckett. Il n’a pas besoin de s’échapper car son universalité interdit qu’on l’enferme.

 

 

Marjorie Collin : Nous avons parlé du langage du clown blanc. Qu’est-ce que le « geste » du blanc? 

Jean Lambert-wild : Le geste du clown blanc est une élégance qui n’a pas peur « d’essayer, d’échouer encore, d’échouer mieux ». Le geste d’un clown blanc se dessine très lentement et avec application. Chaque clown doit dessiner son geste. C’est un croquis qui n’est jamais terminé. Il est fait de nuances parfois si fines qu’elles sont indiscernables. Mais pourtant, ce qui ne se voit pas au premier abord constitue le muscle qui stupéfiera les spectateurs. Le geste de Gramblanc est un dialogue avec les fantômes. J’essaye de garder cette assurance que, pour citer une fois de plus Beckett, « se donner du mal pour les petites choses c’est parvenir aux grandes avec le temps. » Il m’a fallu des heures et des heures de rudes labeurs pour que Gramblanc prenne la morphologie du langage gestuelle et vocale de Lucky. Il m’a fallu autant d’heures et peut-être plus encore pour façonner mon palais et le rendre capable de saliver l’écriture de Catherine Lefeuvre dans Coloris Vitalis ou Un Clown à la mer. A force de me raboter, de me lustrer, de me châtier, de me défricher, de me rager, j’arrive, peu à peu, à apprivoiser un geste qui, j’en ai la conscience intime, reste «una forza del passato ». Cette expression est de Pasolini. Sa poésie me console lorsque je chute trop lourdement, que je suis couvert de bleus à l’âme comme au corps. Elle me console aussi lorsque certains jacasseurs condescendants me disent que tout cela est bien désuet, que je perds mon temps. Sans doute, mais perdre son temps me permet de me retrouver. Ainsi en est-il de l’existence.

 

Marjorie Collin : A quoi pourriez-vous attribuer la disparition quasi totale (vous êtes un survivant !) du blanc? Que faudrait-il pour redonner au blanc une place? 

Jean Lambert-wild : Nous perdons nos forêts primaires qui sont des réservoirs de biodiversité. Certaines espèces s’éteignent silencieusement dont nous conservons quelques photos, quelques dépouilles, quelques os dans des musés. Depuis de nombreuses années la fonction symbolique du clown blanc est piétinée par des troupeaux de rires rentables qui n’ont pas de temps à perdre avec le sourire partagé d’une rêverie suspendue. Des clowns blancs, ils ne nous restent dans des musées ou des conservatoires que quelques photos, quelques films, les maquettes et les costumes de vicaire, les brides d’un répertoire qui est de moins en moins lisible. Je vais finir par craindre qu’on m’empaille dans mon plus beau pyjama à rayure. Je devrais d’ailleurs faire cette proposition au muséum nationale d’histoire naturelle de Paris pour trouver une place incongrue dans la galerie de l’évolution. Cela pourrait faire l’objet d’une Calenture intéressante. Je tiendrais dans mes bras un Dodo en souvenir des heures heureuses à courir enfant dans le cirque de Mafate et aussi une petite ombrelle comme Winnie.

Ce qui disparaît avec les clowns blancs, c’est tout un patrimoine de génétique imaginaire. Les clowns blancs ont une responsabilité dans leur disparition. Ils n’ont su ni s’adapter, ni se reproduire. Ils sont devenus inaudibles, muets. Ils ont cru qu’une illumination de plus en plus complexe de paillettes, de dorures, de strass, leur suffirait pour affronter l’hydre d’une société carnivore de ses propres mythes. C’est donc à eux de redéfinir une place, de l’enseigner, d’écrire de nouvelles entrées, de faire alliance avec les poètes, de tout tenter, d’être sublime dans leur vanité enfantine, d’être au-delà de ce monde, d’affirmer qu’ils peuvent tout jouer, et mieux encore qu’ils peuvent tout déjouer, d’accepter de prendre des claques sans forcément en donner, d’être plus sauvage que toutes les couleurs, d’une sauvagerie qui, sous le fard d’une noblesse polie, ne laisse aucun doute sur l’abime de leurs désirs.

Il reste quelques clowns blancs. En cherchant on peut en trouver encore, ici ou là, dans quelques pays ou dans quelques cirques. Ils sont parfois couverts de poussière mais celle-ci est toujours d’or. Dès qu’on me signale un congénère, je suis prêt à avaler tous les kilomètres, à traverser toutes les frontières pour l’admirer et lui rendre hommage. Je ne suis pas un survivant. Je suis un dissident. Mon clown est encore un peu gris. Il n’a pas perdu le duvet blanc grisâtre, court et clairsemé, d’un oisillon. J’ai fait l’expérience de beaucoup de choses sur la scène et j’ai compris que le geste d’un clown blanc était le point culminant que je soupirais d’atteindre, la cime d’où, avant de m’éteindre en vieille lampe morte n’ayant qu’un dernier mot à éclairer, je pourrai tutoyer ma solitude avec l’indépendance d’un soleil qui, dans une dernière éruption, tirera la langue.