Entretien avec Jean Lambert-wild autour d’En attendant Godot - Yannick Hoffert

Yannick Hoffert.- Votre mise en scène frappe par la lecture littérale et concrète du texte que propose le jeu des interprètes. Est-ce là votre point d’entrée dans la mise en scène d’En attendant Godot ?

Jean Lambert-wild.- Toutes les répliques, dans En attendant Godot, sont concrètes si l’on s’applique à une lecture logique des attendus, des enchainements et de leurs conséquences. Nous nous sommes interdit d’essayer d’être plus intelligents que ce que nous avions à jouer. J’aime à répéter que « la phrase donne l’heure ». Sur la base d’une approche littérale et concrète, d’autres significations peuvent se déployer. Mais leur déploiement relève du travail et du plaisir des spectateurs. Nous n’avons pas le droit de leur voler les autres sens qu’ils ont la possibilité et l’opportunité de construire, et qui constituent une grande part de la joie théâtrale. Nous ne devons pas empêcher les possibilités d’investissement imaginaire des spectateurs. De manière plus générale, il n’y a rien de pire que « d’avoir des idées » lorsqu’il s’agit de mettre en scène un texte de théâtre.

Au-delà, la question de la précision renvoie pour moi aux enjeux de la profonde dimension clownesque du texte. Lorsque l’on joue Beckett, il est indispensable d’identifier la part de la clownerie. Les entrées clownesques beckettiennes exigence une très grande précision. Rien n’est plus concret qu’une action clownesque, et En attendant Godot en est truffé. L’art clownesque est fait d’horlogerie et de précision. Telle est la leçon, par exemple, des routines de Grock. Sans précision, le texte de Beckett ne joue pas. Un léger décalage gâche tout – dans la scène des trois chapeaux pour deux têtes notamment. Il importe donc d’étudier, de décomposer patiemment l’horlogerie des entrées clownesques qui architecturent le texte. L’approche concrète est un impératif pour le clown, et elle est la seule possibilité de donner une résonance poétique à ce qui est dit. Dans ce registre, Billy Irvine a été d’une grande précision dans l’interprétation de Beckett. La prestation de Bob Wilson dans Krapp’s Last Tape est elle aussi un exemple de spectacle de haute précision. Krapp y apparaît en clown blanc à chaussettes rouges qui stupéfie notre rire en dévoilant l’exil du vivre et la solitude amoureuse de la condition humaine.

 

Yannick Hoffert.- Quelle a été votre réflexion sur les costumes des deux duos majeurs d’En attendant Godot ?

 

Jean Lambert-wild.- Les tenues de Michel Bohiri (Vladimir) et Fargass Assandé (Estragon) évoquent à la fois le dénuement des migrants et la figure clownesque du tramp. Elles ont été conçues de manière à refléter la communauté de destin et la complémentarité des deux personnages, sur la base d’une réflexion graphique. Les costumes se répondent par leur cohérence chromatique, mais aussi par des détails en écho, comme le pardessus boutonné de Vladimir et la veste ouverte d’Estragon. En ce qui concerne le deuxième duo, Lucky étant un blanc, le costume de Pozzo est conçu pour évoquer celui d’un auguste au sens traditionnel. Le nez rouge de Lucky n’est pas une patate d’auguste, mais davantage une sorte de bec d’oiseau. Le rouge fait partie des couleurs traditionnellement utilisées par les blancs dans un jeu de contrastes avec leur couleur fondamentale. Les rayures du pyjama blanc et bleu porté par Lucky, et qui sont un élément essentiel d’apparence de la souquenille de mon clown, sont graphiquement fortes et demandaient que le costume de son partenaire, Pozzo, soit sombre et uni.

 

Yannick Hoffert.- Au regard de la cohérence visuelle qui dessine les silhouettes de Vladimir et Estragon, Enfant ne crée-t-il pas un contraste, à la fois par son apparence et par son jeu ?

Jean Lambert-wild.- Le costume de l’Enfant est directement inspiré de la célèbre photographie « Arrestation dans le ghetto de Varsovie » prise par un SS en 1943. L’Enfant est littéralement une apparition. Son interprétation demande une approche très délicate, minimaliste. Il faut surtout éviter de le jouer en force. Nous avons demandé à Lyn Thibaut de jouer comme si elle était devant une caméra en gros plan. Si l’interprète de l’Enfant théâtralise trop son intervention, alors il s’additionne à Vladimir et Estragon et ne peut donc plus exister comme apparition. L’Enfant est un fantôme, une étrangeté fantomatique. Lyn Thibaut porte cette étrangeté au plateau. Elle a su donner une réplique en apparence aussi banale que « Oui, Monsieur. » sans le faire platement. Au travers de « Oui, Monsieur. », il y a ce qu’elle entrevoit, ce qu’elle présuppose, et qui peut être pressenti par le spectateur. Ce que dit le personnage remet beaucoup de choses en question. Estragon est particulièrement inquiet de la présence de cet enfant. Sa présence modifie quelque chose chez lui. Il prend lourdement conscience de la responsabilité de son néant.

 

Yannick Hoffert.- Votre interprétation de Lucky montre un personnage qui n’a rien d’apathique. Au contraire, il est actif, notamment dans sa tirade, et il est réactif.

Jean Lambert-wild.- Il nous a semblé essentiel avec Lorenzo Malaguerra de travailler sur la qualité de présence de Lucky. A la fois épuisé et terrifié, il est dans un état de vigilance extrême, toujours pleinement présent à chaque seconde, comme une bête aux aguets. Je me suis attaché à réagir à toutes les micro-variations de mes partenaires.

 

Yannick Hoffert.- La tirade de Lucky, telle que vous l’interprétez, ne se résume pas à un étalage de décrépitude. Au contraire, elle est un moment particulièrement vivant et brillant. Comment percevez-vous ce moment important de la pièce ?

Jean Lambert-wild.- Lucky est interprété par mon clown, qui est un blanc. Le blanc est le valet des étoiles. Il fait des efforts inouïs pour s’extraire de sa condition. Il est animé par une volonté de puissance qui s’exerce face au vide, à l’éclatement de l’infini et qui fait un pied de nez à la mort. Tout cela fait partie de ce qui anime le personnage de Lucky. Pozzo, de son côté, ne peut pas sortir de sa condition. « Il m’assassine », déclare-t-il au sujet de son serviteur. Lucky écrase Pozzo. Il réduit à néant toute son existence. Face à Lucky, il ne reste rien à Pozzo, ou presque : quelques détails misérables, comme manger du poulet ou donner des coups de cravache. Dans sa tirade, Lucky convoque autre chose, une autre dimension de l’existence, qui est insupportable pour Pozzo. Lucky nous enjoint de sortir de notre condition. Il nous prévient : l’homme est en train de maigrir, de rétrécir. Il nous montre que nous devons absolument dépasser l’état dans lequel nous nous trouvons, dans lequel nous nous abrutissons.