Entretien croisé : Jean Lambert-wild – Marc Golberg

 

Eugénie Pastor : Comment se déroule cette période de création du Clown du ruisseau ?

 

Marc Golberg : Le Clown du ruisseau avance, sans que nous en parlions.

 

Jean Lambert-wild : Il faut peut-être commencer par expliquer comment fut créé Le Clown des marais, qui en est le point de départ. Parce que Marc avait une idée farfelue ! Il m’a demandé une chose folle : que j’arrive sur scène en Lambert-wild et que je me change en clown, que je me maquille sur scène. C’était une idée tellement iconoclaste que ça m’a tout de suite plu.

 

MG : Le Clown des marais fut créé ici, à Singapour, l’an dernier, à mon invitation. Je m’étais dit qu’il serait intéressant que Jean ne fasse pas seulement un spectacle de son clown, mais un spectacle sur cette figure. Il s’est ensuite vengé, en me disant que s’il arrivait sur scène en Jean Lambert-wild, je serai alors aussi sur scène avec lui.

 

JL-w : Il n’y a pas de raison !

 

MG : C’est ainsi que ça a commencé. J’avais traduit le texte que Jean avait écrit. Nous n’étions pas certains de savoir si nous allions le jouer en anglais ou en français –  et nous n’avions que cinq jours pour nous préparer. Nous avons fait deux enregistrements, un en anglais et un que je dis en français. J’arrivais en sorte de Monsieur Loyal et j’accueillais les gens dans le foyer du théâtre et leur annonçant que Jean Lambert-wild allait faire sa célèbre interprétation du « Chant des marais ». Mais le principe, c’est que le « Chant des marais » ne soit en réalité jamais interprété. Nous avions poussé ce principe encore plus loin en décidant qu’on n’entende pas la voix de Jean, car même sa voix intérieure est proférée par d’autres dans les enregistrements. Après un petit numéro ensemble, il se mettait à pleuvoir, et je disparaissais. Jean s’asseyait alors à sa table pour se préparer et se maquiller, et la voix commençait à sortir d’une radio. C’était un moment de magie absolue.

 

JL-w : Ces premières expérimentations avec Le Clown des marais m’ont fait penser que ce texte devait avoir deux contrepoints. Je ne pouvais pas l’expliquer, c’était de l’ordre de l’instinct, et j’ai annoncé à Marc qu’il y allait aussi avoir Le Clown du ruisseau et Le Clown du rocher. C’est la constitution furieuse et joyeuse de mon clown qui décide, sans que je ne puisse intervenir, de creuser jusqu’au bout.

 

EP : Vous travaillez ensemble, en ce moment, à Singapour. Comment est-ce que cela influence le processus de travail ?

 

JL-w : Il est important que tout ce que nous soyons en train de traverser se passe ici. Marc a écrit un très bel article sur le théâtre à Singapour : il est passionnant de comprendre comment une ancienne colonie britannique, qui n’a que 50 ans d’existence en tant qu’État nation, se constitue une identité théâtrale et les problèmes qui se posent. Ce n’est pas comme en Europe où cette histoire est plus ancienne, nous sommes ici dans un État nation qui est un hub international de la finance, de la pensée, du multiculturalisme…

 

MG : Il s’agit d’une cité portuaire, où, fondamentalement, on transite, même si certain s'y sont installés et sont devenus les Singapouriens.

 

JL-w : Les gens ici vivent dans le paradoxe d’une mémoire qui doit disparaître pour faire apparaître son identité. Ici, plus qu’ailleurs, pour qu’un geste artistique rencontre son public, il faut se souvenir de l’innocence qui accompagna la naissance de la tradition dont il est issu.

 

MG : La création du Clown du ruisseau a été repoussée pour plusieurs raisons pratiques.

 

JL-w : Nous avons du coup décidé de saisir cette chance et de faire une vraie résidence, comme nous en avons rarement l’occasion: nous travaillons, réfléchissons, parlons, pour comprendre les objectifs de ce que nous faisons. Le Clown du ruisseau, et sa place dans ce triptyque intitulé Le Clown parleur, nous pose de vraies questions, tant en termes narratifs, de représentation, que d’esprit clownesque.

 

MG : Être en résidence nous permet aussi de penser à plusieurs projets, et nous nous sommes rendus compte de quelque chose qui était déjà à l’œuvre dans Le Clown des marais, sans qu’on le sache : la question des plans et de la musique.

 

EP : Qu’entendez-vous par là ?

 

JL-w : Nous étions en train de travailler sur un autre texte, et nous voyions bien que nous allions dépenser beaucoup d’énergie pour un effet qui serait toujours méprisable. Mais lors d’une lecture publique, nous avons vu qu’on pouvait intéresser les gens à une simplicité, une poésie, une fureur même, mais qu’on ne peut entendre ces combinaisons si elles ne sont faites que sur un plan (sauf si elles sont faites dans une intimité telle que cela empêche la représentation). Comment faire en sorte qu’une communauté puisse admettre cet acte désavoué qu’est la poésie ? Il faut trouver un effet d’augmentation, qui permette aux gens d’atteindre quelque chose d’autre. Il y a le premier plan, qui est celui de l’acteur et qui doit l’emporter avec sa voix et son texte. Cela ne change rien à une nature profonde de la poésie qui, je pense, participe d’un autre niveau, et qui doit avoir un support pour être portée. Ce support doit permettre un effet de contraste.

 

MG : Nous avons donc expérimenté et mis ce texte sur des morceaux de musique, souvent courts, en boucle, et avons transformé ça en karaoké poétique. Tout à coup, j’avais l’impression que ces morceaux de musique fonctionnaient comme un ostinato, les basses utilisées en musique baroque, continues et obsédantes, auxquelles on finit par ne plus porter attention mais grâce auxquelles il y a des effets de relief.

 

JL-w : Ces expérimentations rejoignent les réflexions que je mène depuis longtemps autour de l’art de la mémoire, au Moyen-Âge par exemple, dont Marc est un spécialiste. Il faut que cette utilisation de la musique soit simple pour porter une complexité qui puisse être entendue. Cela prend du temps de retrouver la simplicité d’un geste poétique ou clownesque.

 

MG : Car au lieu de distraire, cela porte la concentration. Et ça n’est pas non plus que nous utilisons la musique comme guide : il s’agit vraiment de deux plans différents. Il y a eu plusieurs expérimentations autour de cela au Moyen-Âge et pendant la Renaissance. Plus tard, le développement de la masse orchestrale conduisit à l'utilisation d’autres éléments pour soutenir l’attention. Il ne s’agit pas de revenir à ces formes du passé, mais plutôt d’explorer une façon de penser. Il y a un peu plus d’un siècle, on habitait chez soi, on s’éclairait à la bougie, il n’y avait que des voix, pas d’enregistrements. Du point de vue des stimuli sensoriels, cette transition entre la vie dans le silence, à la lumière de la bougie, et la puissance permanente du nombre d’informations qu’on reçoit aujourd’hui, est ahurissante. Notre cerveau doit être dans un état d’excitation sans commune mesure.

 

EP : Comment avez-vous choisi ces morceaux qui doivent soutenir un texte ?

 

JL-w : Nous les avons choisi pour leur simplicité, comme dans un karaoké. Il ne faut pas que le rythme soit trop prenant. Je vais en parler avec Jean-Luc Therminarias, qui composera la musique du Clown du ruisseau. J’ai compris comment il est possible de travailler des ostinato et il s’agit maintenant de voir comment les intégrer à nos compositions. La convention du théâtre nécessite une base mathématique pure. Le problème, c’est que cette équation évolue au rapport du bruit du monde. Cela ne veut pas dire qu’on doit faire plus de bruit que le monde, on ne peut pas lutter avec le bruit du monde. Il s’agit d’un autre enjeu. 

 

EP : Comment imaginez-vous traduire ces enjeux sur scène, et au travers de la figure du clown ?

 

JL-w : Pour que je sois vraiment clown, cette fois, nous allons effectuer de vrais numéros. Nous avons été très inspirés par la dernière représentation des clowns Bob et Momo, présentée par Jacques Martin. Il s’agit de la conversation de deux clowns vraiment fameux, dont un va prendre sa retraite. On est là devant l’acte le plus pur de la tradition, deux clowns qui parlent entre eux. Il y a très peu d’effets clownesques, il s’agit plutôt de la cadence avec laquelle ils parlent, la façon dont ils disent les choses, leur rapport au public… Nous allons écrire des passages dans cet esprit-là, auxquels je rajouterai de l’hydromagie. C’est toujours une problématique : car l’eau, à priori, ne parle pas. Nous sommes des êtres qui s’écoulent, le temps c’est de l’eau, on ne peut rien garder, rien rattraper… J’ai envie d’écrire cela et d’arriver à trouver une façon joyeuse de le dire.

 

MG : Alors que l’idée des marais, c’est celle de l’eau stagnante, et cela se sentait dans Le Clown des marais qui était un spectacle très noir, mais qui finissait sur un éloge de l’ivresse et débouchait sur l’idée du ruisseau.

 

EP : Pourquoi la figure du ruisseau est-elle importante ?

 

JL-w : Il s’agit d’un élément qui fait partie de ma poésie. Du Clown des marais jusqu'au Clown des rochers, il y a trois éléments de ma poétique. Pour Le Clown des rochers, j’ai fait confiance à Catherine Lefeuvre qui connaît parfaitement cette poésie, ce qui lui permet d’avoir une certaine distance et dire les choses qui sont, en réalité, des récurrences poétiques. La question de l’eau, d’une confrontation à cet élément-là, sa douceur, sa violence, sa nature transitoire, c’est quelque chose qui m’habite. Ayant passé toute mon enfance entouré par l’eau…

 

MG: Et ayant voulu être marin ! Mais il est intéressant que tu aies choisi le ruisseau, et non pas la mer.

 

JL-w : C’est un souvenir d’enfance : mes parents avaient une maison dans les hauts, et dans le jardin, il y avait un petit filet d’eau. C’est dans ce jardin que je me suis mis à rêver. Comme tous les enfants, il s’agissait pour moi d’un espace qui je le pensais était très important, mais qui est en fait très commun. Revenir à ce petit ruisseau que j’aime tant me permet de retraverser une question essentielle : pourquoi suis-je attiré par cet élément qu’est l’eau ? Je trouve que la poésie est parfois comme de l’eau. Elle rend essentielle, ce commun qui fait que nous apprenons à parler et à nous nommer.

 

MG : Cela se traverse…

 

JL-w : En effet, c’est quelque chose dans lequel on peut se baigner. Si on pouvait se baigner dans des baignoires de mots, tout irait mieux. Et en comparaison avec le marais : le ruisseau c’est ce qui est vif, c’est une image de vie, alors que la mer s’apparente plus aux marais.

 

EP : Quel est le rôle que va jouer l’hydromagie?

 

JL-w : Il faut penser de nouveau à un système d’amplification qui passe par une réflexion théorique. On ne va pas s’amplifier aujourd’hui avec des micros et de la vidéo. Il faut trouver des systèmes marquants, au niveau de la magie pure. On peut utiliser de la vidéo, mais au même titre que d’autres processus : l’hydromagie, le lapin dans le chapeau… cela n’a pas plus de valeur. Par contre, ce qui rend possible le phénomène d’amplification, c’est une relation des plans géométriques qui active les sens dans une relation, dans des combinaisons qui font que les gens sont tenus en haleine. C’est étrange, mais je pense que les gens aujourd’hui n’arrivent plus à concevoir les choses sur un plan unique. Ils passent leur journée à regarder leur Smartphone tout en faisant autre chose. Ce n’est pas que nous ne sommes pas attentifs, nous le sommes juste sur plusieurs plans. Or, le cerveau prend vite des habitudes. Notre cerveau aujourd’hui est à mon avis bien éloigné de celui d’un humain du temps de Molière.

 

MG : Nous sommes allés voir plusieurs spectacles récemment, dont une adaptation de La Cage aux Folles dans sa version Broadway. C’est un spectacle très bien fait, ahurissant ! Le niveau de saturation absolue des sens, dès la première seconde, était saisissant, tant musicalement qu’au niveau de l’énergie des acteurs, de l’amplification, de la lumière… Cela fonctionne très bien, car le public est captivé, et cela pose de vraies questions. Au cinéma, il est difficile pour les spectateurs de tenir une heure et demie sans regarder leur téléphone : on ne peut pas le nier, c’est une réalité avec laquelle il nous faut jouer si on veut parvenir à faire passer de la poésie.

 

JL-w : Car hier, lors de cette représentation, personne n’a regardé son téléphone. Les gens étaient médusés, au sens où comme Méduse qui leur montre son regard, nous étions pétrifiés.

 

MG : Il faut pouvoir justifier l’effort de sortir de chez soi et payer pour un ticket de théâtre, quand on pourrait aller au cinéma, manger du popcorn, regarder son téléphone en payant moins cher, ou même rester chez soi et regarder presque gratuitement Netflix. Nous avons quand même tout intérêt à amener au public quelque chose de chargé.

 

JL-w : Et copier les motifs déjà existants ne sert à rien. Je suis mon instinct : ayant traversé toutes les questions des nouvelles technologies, ayant réfléchi au corps, à la nature de la poésie, j’ai cette conscience-là. Ce qui m’intéresse maintenant dans ce triptyque, c’est de montrer qu’un motif simple peut être la base d’une équation complexe d’émotions.

 

EP : Ces réflexions vous amènent-elles à penser différemment le rapport à la présence des acteurs, Jean, puisque vous avez souvent réfléchi au travail du corps ?

 

JL-w : Cela pose des questions fondamentales à beaucoup d’égards, y compris en effet à celui de la formation de l’acteur. Il est intéressant de fait que je couple cette réflexion avec la masterclass que je donne ici à de jeunes acteurs de l’école Lasalle. Je dis souvent aux élèves acteurs qu’ils doivent entraîner leur corps, car danseurs et circassiens, qui savent se mouvoir et être expressifs physiquement, sont en train d’apprendre à parler! Ils sauront être, avant des acteurs, dans des représentations poétiques amplifiées. Ils en ont déjà la vélocité.

 

EP : Est-ce un principe que vous appliquez à votre propre travail de la scène, avec votre clown ?

 

JL-w : Il s’agit pour moi de me demander comment je vais pouvoir un jour théoriser la pratique et la discipline de mon clown qui emprunte à beaucoup de disciplines : le théâtre nô, le kung fu, la danse de ballet, la danse de salon… Le travail de renforcement musculaire et de souplesse que je fais me permet qu’il y ait des tensions et que je comprenne comment ma main devient un signe. Je l’avais déjà compris, mais c’est autre chose que de l’apprendre : on peut comprendre comment jouer du violon, c’est une autre chose que d’en jouer. Or là, j’ai décidé de devenir le violon ! Je fais, comme Marie Curie, des expériences sur mon corps : je vais être le cobaye de ma propre radioactivité, et voir comment cette poésie-là peut se transformer et être à nouveau audible.

 

EP : Marc, serez-vous sur scène en même temps que Jean, avec votre propre clown ?

 

MG : Nous avons créé un duo : Smusse et Hatoff, que nous sommes en train de composer et de faire évoluer. La première fois, mon Monsieur Loyal n’avait pas de nom. J’ai fini par lui trouver un haut de forme, et un costume qui rappelle les habits d’équitation. Nous trouvions que le tissu noir ne convenait pas, et Jean a soudain eu une illumination poétique : nous avons donc choisi un tissu chinois, très lumineux, et qui créé un bel effet, aussi bien par la matière que la luminosité.

 

JL-w : Quant à mon pyjama, il reste le même mais il est transformé. Je me demande combien de fois j’arriverai à le transformer, de spectacle en spectacle. Car c’est un exercice constant : plus ce costume est capable de se transformer, plus je suis en mesure d’avancer et de me transformer moi aussi.

 

EP : Comment vous êtes-vous rencontrés ?

 

MG : L’ambassade de France avait lancé un festival, qui s’appelle Voilah !, et l’attaché culturel, Alexandre Col, m’avait dit qu’il aimerait faire venir des pièces de théâtre, mais que c’était souvent compliqué et qu’il n’avait pas toujours la certitude que le public soit présent. J’ai eu l’idée qu’au lieu de faire venir un spectacle, il serait intéressant de faire venir un auteur et metteur en scène pour créer, ici, un projet artistique à part entière. J’ai pensé à Jean, dont j’aimais beaucoup le travail, et je l’ai contacté… Et comme il l’a dit, il ne résiste pas à une aventure.

 

JL-w : Il faut faire confiance à son instinct ! Et nous sommes devenus de bons amis. C’est important. En rencontrant Marc, j’ai tout de suite entendu mon Clown faire ses valises et me dire en s’énervant «  Qu’est ce que tu attends ! Dépêche toi un peu voyons ! Tu as du travail à faire et moi j’ai un bon voyage à inventer ! »

 

MG : On dira que j’ai demandé à la bonne personne !

 

 

 

Propos recueillis par Eugénie Pastor