La part du loup - Interview de Jean Lambert-wild par olivier Balazuc

Si Jean Lambert-wild a mis en scène Kafka ou Pasolini, il s’illustre avant tout, depuis 1990, par un vaste projet théâtral qu’il nomme « L’Hypogée », c’est-à-dire son tombeau poétique. Il en résulte au fil des ans une œuvre surprenante, qu’il mène en collectif, au gré de « Mélopées », « Epopées » et autres « Calentures ». Amateur des marges, il conçoit le théâtre comme un « multimedium ». À la frontière de plusieurs disciplines (philosophie, magie, technologies), il tente d’interroger les codes de la représentation et de la narration. Aujourd’hui, il monte une adaptation singulière du célèbre conte de Daudet : La Chèvre de Monsieur Seguin.

 

Il s’agit de votre premier spectacle « jeune public », pourquoi avoir choisi d’adapter ce texte de Daudet ?

Dans mon enfance, La Chèvre de Monsieur Seguin a représenté un véritable choc esthétique. Et c’est le premier texte qu’il m’a été donné de lire en public, devant la classe. Il s’agit d’une oeuvre importante, faussement naïve, qui charrie des questions fondamentales. Elle appartient à notre mémoire collective. Mais il faut dédouaner la fable de la figure folklorique dans laquelle elle est empêtrée. J’aime cette écriture parce qu’elle contient autant de pleins que de vides et qu’une multitude d’interprétations possibles s’offrent au lecteur. En l’adaptant pour la scène, je me suis retrouvé face à des questions de représentation passionnantes : quelle place accorder à la narration ? Que faire d’une chèvre qui parle ? Il m’a semblé important de conserver la dimension du conteur, c’est pourquoi j’ai demandé à André Wilms d’enregistrer la voix. J’avais le souvenir des Contes de mon moulin dits par Fernandel. André apporte une dimension plus sensuelle, plus érotique aussi. Dans mes spectacles, j’aime préserver cet espace narratif du conteur, car il fait le lien entre deux mondes.

 

Nous avons tous en tête le combat héroïque de Blanquette avec le loup. Votre spectacle prend le parti non d’un combat, mais d’une métamorphose. Pourquoi ?

À la base du projet, je voulais que le loup ne soit pas distinct de la chèvre, mais contenu en elle. Devenir adulte, c’est perdre l’enfance. Il me semble que le texte parle de cela, de cet holocauste sacrificiel inscrit dans le parcours de tout être humain. Le spectacle est conçu selon un enchaînement de trois tableaux : trois chambres montées sur une tournette. Il s’agit en fait du même lieu, si ce n’est qu’à chaque fois un élément modifie l’appréhension que nous en avons. C’est l’intérieur d’une maison pauvre : une table, un lit, un coffre… Et un mannequin qui représente Monsieur Seguin. Au début du spectacle, le plateau est plongé dans le noir. Seule une veilleuse est allumée. On entend soudain un loup hurler et dévorer voracement quelque chose. Lorsque la lumière s’allume, on décèle des traces de sang sur le lit. L’actrice qui joue la chèvre apparaît en sortant du coffre et se livre à un rituel étrange en enterrant des torons de poils. On sait dans l’histoire que si Blanquette est la préférée de Monsieur Seguin, six l’ont précédée. C’est une manière de commémorer ses six sœurs. Dans le second tableau, la chambre est restée la même, mais l’herbe a poussé. C’est l’appel de la montagne, même Monsieur Seguin est devenu vert. Le troisième tableau est noir. On assiste de nouveau à un rituel étrange. La jeune fille-chèvre commence par se déshabiller, puis elle enterre une poupée à son effigie dans le tombeau où reposent ses sœurs. Elle prend de la peinture noire et retraverse chaque chambre. Finalement, elle extrait de la bouche de Monsieur Seguin une robe noire et devient loup. Elle joue seule le combat de la chèvre et du loup en déchirant les panneaux de papier du décor. Le spectacle pose la question : qu’est-ce que le loup ? Il ne s’agit pas d’un personnage, d’une identité circonscrite, mais une figure de nos peurs. Le loup est en nous. Les enfants le comprennent très bien.La chèvre pourrait lui échapper. C’est elle qui décide d’aller le chercher.

 

Quelle impression retirez-vous de cette expérience ?

Réussir un spectacle « jeune public » est bien plus compliqué qu’un spectacle dit « pour adultes ». Il faut que le plaisir de la représentation soit partagé par deux générations. Ceci implique que les signes utilisés doivent être à plusieurs perspectives. Ce n’est pas une question de contenu mais de traitement. Il ne s’agit surtout pas d’occulter des thèmes comme la mort, l’angoisse… Le tout est de les représenter sans forcer l’intelligence et la sensibilité des spectateurs. La puissance du théâtre consiste à pouvoir concrètement se faire côtoyer le visible et l’invisible. L’illusion est ce qui permet à la réalité de se construire. Elle est une fenêtre sur le monde.