Le clown Gramblanc - Texte de Catherine Lefeuvre

Jean Lambert-wild vit avec son clown depuis plus de vingt ans. Cet être paradoxal, surgi de lui-même, s’est imposé à lui (1). Depuis lors, cet état de jeu clownesque nourrit son travail d’interprète dans la plupart de ses spectacles. 

Au départ muet et sans grimage, il est apparu dans des situations de jeu extrêmes, appelées calentures (2) et dont l’ambition est la mise en œuvre tout au long de sa vie d’un répertoire complet de pas moins de 326 calentures.

Il est ainsi d’abord question d’un corps en acte faisant l’expérience des limites, avec une intensité́ figurative prompte à̀ marquer les esprits. À travers ses calentures, il se fracasse contre un mur, se noie dans une poubelle, rêve et délire au fond d’une piscine ou survit par intraveineuse dans une cage de verre durant quarante-huit heures... 

Puis vient le pyjama rayé, blanc et bleu. Ce costume, tout droit sorti de son imaginaire, a l’avantage de l’ambivalence. Il est tout aussi bien un rêveur éveillé́, un somnambule, un bagnard, un déporté́, un personnage sorti d’une bande dessinée, un simple enfant ou encore un quelconque être conceptuel couvert des rayures de l’infamie médiévale. Ce pyjama rayé est un motif poétique très puissant car largement partagé : chacun y voit un signe, un sens, une familiarité́, voire une intimité́. Par son dessin et ses couleurs, ce pyjama rayé le dote d’une dimension iconographique imposante. Passionné de Bande Dessinée, Jean Lambert-wild conçoit ce clown comme le ferait un illustrateur. Il se plaît ainsi à̀ s’immiscer toujours plus loin dans cette relation entre Théâtre et bande dessinée qu’il nourrit depuis toujours. 

Puis vient le Blanc et sa signature. Son appétence pour la magie, le cirque, le cabaret burlesque, le music-hall le porte plus avant vers son destin de clown blanc. Ce personnage étrange, présent dans ses calentures, oscillant en permanence entre tragédie et comédie, actions folles et mélancolie stoïcienne, est un clown blanc d’une modernité́ saisissante, une figure renouvelée par la poésie qu’il dégage et l’énergie qu’il déploie. Il se grime donc en blanc, s’invente une signature à chaque nouvelle apparition et poursuit ainsi sa métamorphose. 

Puis vient la Parole. Lorsqu’il choisit de jouer le rôle de Lucky dans En attendant Godot, il sait que ce monologue va libérer la parole de son clown. Il parle pour la première fois avec virtuosité́ dans un monologue pourtant réputé injouable. Cette parole sortie de lui ne s’arrêtera plus. Il se met alors en quête d’autres langues, d’autres écritures : après Lucky, il joue Richard III ; puis il sera Don Juan dans Dom Juan ou le Festin de pierre et Turold l’écuyer troubadour de La Chanson de Roland, la Mort joyeuse dans Frida Jambe de bois, ou encore un clown amoureux et malade des coloris dans Coloris Vitalis... La parole le pousse toujours plus loin dans un engagement total. Ce clown parleur est saisissant, enragé, fascinant, hilarant, effrayant, délirant, emportant ainsi tout sur son passage. Qui ne rêve de tels emportements ? Sa fureur nous communique un plaisir certain car ses excès sont ceux que nous taisons. 

Lorsqu’il se glisse tel un coucou dans la peau d’autres personnages, il affirme paradoxalement l’existence même de son clown, être à part entière, autonome de tout texte, de tout répertoire, prenant ainsi, à son insu, la place de l’Acteur lui-même. Par cette superposition dans le jeu, cette inclusion du personnage dans le personnage, c’est l’essence même du clown Blanc qu’il retrouve : Être plutôt que jouer, vivre plutôt qu’imiter. 

Cette condition sérielle et récurrente lui offre une modernité́ et une liberté́ sans pareil dans l’univers théâtral. Il circule d’un texte à un autre, d’une œuvre à une autre et finit par former une constellation de jeux et d’enjeux qui dessine un état du monde. Il est à̀ l’image d’un personnage de bande dessinée dont on suivrait les aventures d’album en album. Par le retour du clown à pyjama de spectacle en spectacle, on comprend que l’unité́ de son geste artistique dépasse le spectacle lui-même et l’inscrit d’emblée dans un dessein plus large. 

Pétri de paradoxes lorsqu’il est à̀ la fois drôle et tragique, mélancolique et impatient, volontaire et désabusé́, précieux et grossier, fou et pertinent, inquiétant et rassurant, va-t-en-guerre et poète, colérique et attentionné, naïf et impitoyable, c’est cette humanité́ mouvante qui fascine. N’est-ce pas là le propre du clown de toujours faire et montrer par son imaginaire débridé́ ce que les verrous de la bienséance et les mécanismes sociaux et humains nous commandent d’ignorer et nous interdisent de nommer ? 

 

(1) «Mon clown est né dans la nuit. Assis sur ma poitrine, en serrant de ses cuisses mes prières d’endormis, il m’a réveillé́. Dans ses yeux, je voyais toute la peur qu’il voyait dans mes yeux.Il a plongé́ sa main dans ma bouche. Il a fouillé loin dans ma gorge. Il a arraché́ mon rire d’enfant. Muet et hurlant, les yeux agrandis de douleurs, sans un geste de refus, je l’ai laissé́ partir. Depuis, Furieux, je suis sa trace. Et les 326 calentures que je dois traverser sont les épreuves qui me permettront de le retrouver et de me réconcilier avec lui. » Jean Lambert-wild 

(2) Calenture : délire furieux auquel les marins sont sujets lors de la traversée de la zone tropicale et qui est caractérisée par des hallucinations et le désir irrésistible de se jeter à la mer.