l'Œuvre souterraine - Réflexions sur l'œuvre de Kafka par Chloé Hunziger

Pendant longtemps, l’adjectif «kafkaïen» faisait penser à̀ absurde, cauchemar, horreur quotidienne et administrative... Mais certains, à présent, nous racontent que la bonne interprétation serait le comique, l’humour, le rire même... Deleuze et Guattari (*) sont de ceux qui n’en démordent pas. D’après eux, Kafka serait plein de joie de vivre ; un vrai clown qui, au fond, s’amuserait de son cirque-piège... Les deux philosophes déclarent : «Jamais il n’y a eu d’auteur plus comique et joyeux... Tout est rire». Et ils vont même jusqu’à décréter (l’air de montrer du doigt le divan) : «Nous appelons interprétation basse ou névrotique, toute lecture qui tourne le génie en angoisse, en tragique...». 

«Comment entrer dans l’œuvre de Kafka ? C’est un rhizome, un terrier» s’interrogent Deleuze et Guattari. Le Terrier, une nouvelle assez longue d’une quarantaine de pages, constitue sans doute un des derniers récits de Kafka (écrit vers les années 1920). Le fragment inachevé a été retrouvé par Max Brod, qui n’est pas parvenu à mettre la main sur la suite. Ce texte pourrait relever de la «série animalière» comme Métamorphoses ou Arabes et chacals ou Joséphine la cantatrice ou encore Rapports pour une académie. Il peut aussi se rattacher aux trois grands romans sur la solitude. 

L’intrigue tient en quelques mots : un animal construit son terrier. Si parfois il y trouve un certain bien-être (surtout lorsqu’il est entre le rêve somnolent et le sommeil conscient), la plupart du temps il est aux aguets et s’imagine que son endroit n’est pas assez bien protégé. Alors, il s’active, il s’active... Pourtant, il y a déjà plein de petits ronds-points, de galeries, de boyaux, de couloirs, de chambres : un vrai labyrinthe, avec en son cœur, une place forte. Il continue tout de même. Il perfectionne. 

On peut lire dans ce récit une métaphore de la création littéraire. L’animal et la nouvelle ont exactement la même préoccupation : tenter de trouver une issue, même sur place. Attention, il ne faut pas s’y tromper, l’animal-écrivain cherche un terrier, oui, mais pas une tour d’ivoire ; une issue, et pas la liberté. Les deux philosophes disent juste : devenir animal, c’est précisément «faire le mouvement, tracer la ligne de fuite dans toute sa positivité, franchir un seuil, atteindre à un continuum d’intensités qui ne valent plus que pour elles-mêmes, trouver un monde d’intensités pures...» L’écriture ? Un voyage par débris, naufrages ou fragments. Un voyage immobile, en chambre, qui ne peut se vivre et se comprendre qu’en intensité.