Qui a vraiment peur du méchant loup ? - Texte de Jean Le Guennec

Extraits de La Grande Affaire du Petit Chose

Figures de la perversion dans l’oeuvre d’Alphonse Daudet

Jean Le Guennec, L’Harmattan, 2006

 

"Quand je songe à quel point j’ai eu jadis la folie et l’orgueil de vivre, je me dis qu’il est juste que je souffre."

Alphonse Daudet, cité par Jules Lemaître dans Les Contemporains. 
Études et Portraits littéraires, Paris 1899, p. 143.

La Chèvre de M. Seguin constitue une intéressante articulation entre le thème de la transgression et celui du déni de la castration, autre trait majeur de la structure perverse.

Mis à part cette parole de l’auteur placée en exergue, deux raisons au moins nous inciteraient à penser de prime abord que La Chèvre de M. Seguin est une allégorie de la liberté à tout prix.

La première en est l’introduction dans laquelle Daudet s’adresse à un poète réfractaire au métier de journaliste par amour de la liberté. La seconde est contenue dans une version du Loup et le Chien de La Fontaine, revue et corrigée par Daudet : le loup est devenu poète, le chien, journaliste ; finalement comme dans la fable, le loup s’enfuit et court encore.

[…] C’est bien de Daudet qu’il s’agit, de Daudet jeune. La répétition, soulignée par le brave Seguin, inscrit cette histoire dans celle des générations successives, et en souligne par là le caractère symbolique. Le chiffre magique, sept, accentue clairement cette référence à la tradition : « Après avoir perdu six chèvres de la même manière, il en acheta une septième.»

Et en effet il y a bien une loi, si discrètement mentionnée qu’on l’oublierait presque : les animaux domestiques sont destinés à vivre attachés, pas à batifoler dans la montagne. Il y a là un interdit qui frappe toutes les chèvres à travers les générations. Le nom de Renaude parmi les précédentes nous rappelle que la mère d’Alphonse s’appelait Reynaud, et que la suivante dans la lignée doit donc être un avatar d’Alphonse lui-même.

La référence à la loi qui frappe toutes les générations les unes après les autres se trouve également dans Le Roman du Chaperon rouge : «Sachez, monsieur, dit celle-ci, que j’ai été dévorée un nombre infini de fois et toujours par ma faute ; voilà quatre mille ans que je ressuscite et quatre mille ans que par une incroyable fatalité, je vais me remettre inévitablement entre les pattes du loup.» (Alphonse Daudet, Le Roman du Chaperon rouge) Cette loi universelle s’applique à toutes les générations l’une après l’autre, c’est l’interdit de l’inceste.

Le loup, c’est la castration. Symbolique, mais vécue par l’enfant comme réelle et épouvantable. En enfreignant l’interdit, Blanquette réalise le fantasme d’Alphonse de jouissance effrénée. On sait par les biographes quelle sensualité était la sienne ; il s’est décrit lui-même comme une «machine à sentir».

«On saisit ici, écrit J.-H. Bornecque, le précoce éveil de l’homme sous l’enfant : déjà les jeux de sensations sont mis en branle, tous les claviers ensemble, par l’amour et la curiosité.»
(J.-H. Bornecque, Les Années d’apprentissage d’Alphonse Daudet) Et pour Blanquette, c’est bien de cela qu’il s’agit : ce qu’elle veut obscurément, c’est voir le loup, c’est clair. Vivre, c’est jouir au sens d’une sensualité exacerbée qui, à s’en tenir au texte cette fois, est bien éloignée de la métaphysique : «La chèvre blanche, à moitié saoule, se vautrait là-dedans, les jambes en l’air (sic) et roulait le long des talus.»

 

Remarquons en passant comment à plusieurs reprises, Daudet semble s’amuser à jouer avec des expressions figées, mais tout en laissant au lecteur le soin de les deviner (ici, avoir vu le loup : se dit d’une jeune fille qui n’est plus novice, Robert). Le fait est que la phraséologie relative à cet animal convient fort bien à la vie littéraire telle que Daudet l’envisageait dans ces années là, et contre laquelle il met en garde Gringoire : l’homme est un loup pour l’homme (homo homini lupus). Les loups ne se mangent pas entre eux. Il faut savoir hurler avec les loups. 

La faim fait sortir le loup du bois. (Ce qui est textuellement le cas dans Le Loup et le Chien revu par Daudet, puisque le poète, après avoir quitté le journaliste, repense avec émotion à ses entrecôtes ! Et ne dit-on pas justement une faim de loup ? On peut même se demander si l’épisode final de La Chèvre n’est pas une pure et simple mise en scène d’expressions semblables.

Puisque c’est la faim qui le fait sortir du bois et que, quand on parle du loup, on en voit la queue (ou il sort du bois, selon les variantes). Ici, Blanquette pense au loup. Il sort alors du bois ; il passe sa langue sur ses babines.

«Elle pensa au loup. (…) La chèvre entendit derrière elle un bruit de feuilles. Elle se retourna et vit dans l’ombre deux oreilles courtes toutes droites avec deux yeux qui reluisaient… C’était le loup.» (La Chèvre de Monsieur Seguin, c’est nous qui soulignons) 

Et la chevrette n’en réchappera pas. Parce qu’au fond, l’auteur – tout en niant la réalité de la castration – sait bien qu’on n’y échappe pas. «Du déni de la réalité de la castration au clivage du moi, résume justement Joël Dor dans son ouvrage sur la perversion, tout se passe comme si le sujet parvenait à  maintenir ce paradoxe psychique qui consiste à savoir quelque chose de la castration tout en n’en voulant rien savoir.» (Joël Dor, «Perversion», in L’Apport freudien, p. 315-321)

Et le psychanalyste Octave Mannoni résumait la perversion dans cette formule lapidaire : Je sais bien, mais quand même… Blanquette sait bien que le loup existe et qu’il mange les chèvres, mais en même temps, elle fait exactement comme si le loup n’y était pas, provocation à quoi jouent d’ailleurs tous les enfants de l’école maternelle, et qui constitue – à en juger par les cris bien réels qu’ils poussent – une excellente mise en scène de l’angoisse de castration :
«Loup y es-tu ? Que fais-tu ? M’entends-tu ?
– Houuuuu !!!»