Retour aux sources - Texte de Marc Goldberg

Parfois, s’interroger sur la naissance d’un projet l’éclaire mieux que nos élaborations postérieures…

 

Il est minuit passé sous les étoiles de Singapour. Cela fait quelques jours déjà que, préparant notre karaoké poétique et travaillant avec les étudiants du Lasalle College of The Arts, Jean et moi profitons aussi de cette résidence de création pour parler – de nos projets, de l’état du théâtre, de la langue française, de poésie, de cuisine. Nous venons de voir un spectacle. Nous en discutons. Il nous a paru d’une vanité totale (dans le propos, la langue, l’esthétique), assez représentatif du théâtre anecdotique et naturaliste qui, aux côtés du post-dramatisme, tient lieu de théâtre d’art ici à Singapour comme en France, loin de nos aspirations, loin de nos ambitions. Et soudain, comme si cela découlait naturellement de notre conversation, Jean s’exclame : il faut monter La Chanson de Roland !

 

Quel rapport ? Pourquoi nos discussions se sont-elles cristallisées ainsi, dans cette intuition fulgurante, se portant sur ce texte aussi connu que méconnu ?

 

La vertu roborative du théâtre médiéval, je la connais, pour avoir traduit et monté des farces, des sermons joyeux et un proto-mystère. Revenir au théâtre d’avant le théâtre classique, à la source vive d’où notre pratique découle, nonobstant ses dénégations et le grand mensonge selon lequel nos arts performatifs auraient fait renaissance après une catalepsie millénaire – voilà une cure de jouvence dont j’ai fait l’expérience. Mais j’ai immédiatement senti qu’il y avait plus, dans cette soudaine inspiration de Jean. Il n’a pas fallu longtemps pour élucider quoi : l’enjeu n’est pas seulement de raviver la puissance poétique d’un texte médiéval fondateur, mais de la démultiplier en le télescopant avec ce clown contemporain qui a déjà incarné Lucky, Richard III ou Dom Juan.

 

Deux pôles, au fond, la poésie épique d’une part, sous cette forme particulière qu’elle a prise en France au Moyen Âge : la chanson de geste – et le clown blanc de l’autre, sous la forme contemporaine qu’a revêtu cet élégant bouffon chez Jean. Deux pôles dont il nous a paru évident, d’emblée, qu’ils créeraient un champ de force essentiel.

 

Je m’explique.

 

On le sait, et les universitaires ont souligné combien c’était déterminant, l’Iliade et l’Odyssée appartiennent à une tradition orale et relèvent originellement d’une pratique performative. Leur transcription, leur attribution à un auteur, puis leur lecture à voix basse sont des petites trahisons dont nous mesurons difficilement combien elles dénaturent la poésie épique. On sait bien, également, que la poésie médiévale était chantée, colportée, incarnée par les Troubadours et autres Trouvères. La chanson de geste était, comme la poésie épique antique, parole vive : lue sur les bancs de l’école, elle est lettre morte. Or le clown de Jean est un clown poète – l’ensemble des Calentures en porte témoignage. Il peut traverser le répertoire (Shakespeare, Molière, Beckett), mais la poésie le traverse de Calenture en Calenture, dont certaines, plus récentes, comme Car cœur sur la bouche (Calenture n°69) par exemple, ravivent ce lien de chair et de sang qui soudait la parole poétique avec son aède. Voilà pourquoi le clown de Jean peut ranimer la puissance contagieuse de la poésie épique, loin de la gangue poussiéreuse et momifiée des éditions classiques.

 

Pourquoi est-ce important ? Pourquoi est-ce, à notre avis, essentiel ? Parce que (première réponse) notre monde est en manque de paroles inspirées et que cette puissance de la poésie épique, dont on entend encore l’écho chez Racine dans la célèbre tirade de Théramène, nous ramène à une expérience primordiale et collective dont les sinuosités de l’histoire littéraire et scénique nous ont trop séparés – une expérience dont nous croyons qu’elle manque aujourd’hui et qu’elle doit être vécue à nouveau. C’est à un festin échevelé et enivrant que nous aspirons.

 

On l’aura compris, l’enjeu n’est pas archéologique, loin s’en faut. 

 

Nous n’aurons aucune prétention à reconstituer une hypothétique version originale qui, au fond, nous indiffère ; mais nous comptons bien, en activant ce champ de force, redonner à La Chanson de Roland sa vitalité originelle, cette puissance incomparable de la poésie épique lorsqu’elle est habitée, et partagée. Cela implique évidemment un travail sur le texte, de façon à conserver sa dynamique et sa poésie tout en filtrant les mots ou les tournures dont l’archaïsme ferait écran au sens, au récit ou à l’émotion. Je m’y attellerai avec Jean. Lorenzo Malaguerra entrera ensuite en jeu, qui sait si bien aiguillonner le clown de Jean, pour lui permettre d’incarner pleinement la démesure et le souffle épique de cette chanson de geste.

 

Autre chose.

 

Je crois que nous partageons tous trois cette conviction que les grandes déclarations selon lesquelles l’art doit aller vers le peuple sont billevesées. Pas seulement parce que, le plus souvent, elles sont proférées avec cette condescendance salonnarde qui masque mal son mépris, sinon son cynisme. Plus profondément parce que, si le théâtre doit aller vers le peuple, ou vers son public, cela suppose qu’il en est coupé, de fait ou par nature. Cela, je crois, remonte d’ailleurs précisément à la condamnation (esthétique, juridique) du théâtre médiéval par l’Âge Classique – naissance d’un clivage qui hante la modernité, qui la gangrène et ressurgit sans cesse (théâtre public / théâtre privé par exemple…) pour la vider de toute substance. Car un art hors-sol (ou, dialectiquement : anecdotique) est irrémédiablement stérile.

 

Or La Chanson de Roland, comme la poésie épique des Grecs, est fondamentalement un art populaire. Au lieu des sempiternelles questions sur les versions, les sources et les auteurs de ces poèmes, il vaut mieux souligner combien ils s’ancrent dans la transmission orale, dans la légende héroïque, où le génie populaire travaille dans l’anonymat, à même sa langue, ses désirs, ses peurs et ses mythes, dans une simplicité qui n’a rien d’immédiate ni de superficielle, mais qui creuse dans la durée, dans un travail incessant avec son public, polissant imperceptiblement son œuvre comme un glacier ses moraines. En ce sens, ils découlent d’un processus créatif étonnamment semblable à celui des entrées clownesques, reprises et modifiées de génération en génération, à l’épreuve et à la rencontre du public, doublement collectif donc, sans droits d’auteur ni généalogie possible. Voilà pourquoi, d’emblée, il nous a paru si évident que La Chanson de Roland pourrait naturellement traverser, habiter le corps, la voix et l’âme du clown furieux de Jean – pour y reprendre racine, pour s’y bouturer et fleurir à nouveau. C’est à un festin poétique et populaire que nous vous convions.