Entretien avec Jean Lambert-wild - Propos recueillis Par Jean-François Perrier

 Vous avez écrit qu'au théâtre, l'éthique définit l'esthétique ? 

Je ne crois pas l’avoir écrit, car ce genre de principe ne s’écrit pas ! Chacun est maître des motifs qui le construisent et qui, à mon sens, ne peuvent pas avoir pour les autres le caractère coercitif d’une loi. Les lois sont écrites et les conduites tentent de se maintenir en vie.
Ainsi pour moi, l’éthique est une citadelle intérieure. Elle est le résultat d’un conflit intérieur qui oriente puis définit le regard que je porte sur le monde. Ce regard est mis en partage avec d’autres regards qui nourrissent l’utopie d’une multitude de Babel fleurissantes. Ma conduite ? C’est de vivre et de faire vivre simplement les enseignements qui m’ont cimenté.

 Mais vous êtes aussi auteur, avec une démarche personnelle? 

Comme le dit Sereburã dans son discours : “Vous avez des pieds. Vous avez des mains. J’ai des pieds. J’ai des mains…” et donc vous avez une marche et j’ai une marche ; les oscillations de vos pas vous appartiennent comme m’appartiennent les boitements des miens. Dans Mue, il n’y a que l’identité de mes rêves qui m’appartient… (et encore, il y a ici des mystères et des ombres qui rendent douteuses cette possession). Tout le reste est partagé. C’est le fruit de la rencontre de deux communautés : La Coopérative 326 et la communauté Xavante d’Etêniritipa. C’est toujours très difficile de faire entendre que ce travail appartient à une communauté, car aujourd’hui, on est très attaché aux prouesses des individus, à leur singularité et à la valeur marchande de cette singularité. Je suis en lutte contre ce sentiment de supériorité économique qui se développe et s’argumente sur le principe de cette supposée singularité.

Pourquoi avoir choisi cette structure particulière d'une coopérative pour inscrire votre travail et comment s'organise le travail entre les différents artistes qui la composent? 

Pour répondre à cette question, permettez-moi de reprendre une formule de mon ami Benoît Lambert “Toute aventure théâtrale est le fruit de la volonté qu’une communauté a de se réunir”. C’est pourquoi les classifications d’artistes, de techniciens ou d’interprètes, n’ont au sein de la Coopérative 326 que peu d’intérêt. Il s’agit d’une communauté d’hommes et de femmes qui ont choisi de se réunir pour exercer ensemble, chacun dans son domaine d’excellence, ce principe de liberté, garant d’une vaillance poétique partagée ne reculant devant aucun grand affrontement. La Coopérative 326 est une utopie qui se nourrit d’utopies. Comme toute communauté, la Coopérative 326 a une histoire où se sont entrelacés avec le temps des amitiés, des drames, des revendications, des rêves, des fantômes… mais aucun dogme ou loi n’entravent sa marche. C’est une “société” ouverte, en questionnement, gérée sur la base d’une égalité des droits et des obligations de ses “membres”.
Ainsi, il est faux de croire que j’ai choisi cette structure pour y inscrire mon travail, qui n’est qu’une part (parfois malheureusement la plus visible dans un monde où l’on réduit les expériences au seul charisme d’un individu qu’on affuble vite du vocable terrifiant de leader) d’un travail plus important qui appartient à tous et à aucun. Souvent je me dis : qu’est-ce qui pourra encore nous faire rire et nous faire pleurer et que nous n’aurons pas honte de mettre en partage… Dans ces moments, je ne peux m’empêcher de penser à un vieux compagnon qui m’a appris beaucoup sur l’art de la dépossession, Benoît Monneret.

 Comment sont apparus dans votre vie les Xavantes ?

Par un rêve… Il y a dans l’ordre du monde des rêves, des logiques qui ne m’appartiennent pas, mais dont je m’efforce d’accepter les métamorphoses. Mille fois saisi, mille fois dessaisi, je me contente d’avancer.

Qu'est-ce qui, dans cette rencontre, vous a donné l'envie de construire avec eux un acte théâtral?  

Il n’y a pas chez les Xavante de séparation si nette entre le monde du sacré et le monde du profane. Tout est condensé et chaque homme qui prend la parole au sein du Warã peut restituer et faire partager à la communauté, dans l’évidence d’une relation avec les éléments, une parole du monde dont il est, pour un instant, le dépositaire. Je ne construis pas avec eux un acte théâtral, je participe, avec la limite de mon arbitraire culturel, à l’écoute des transformations communes au monde et à ses existants.

En quoi consite le Wara chez les Xavantes ?

Comme me l’ont enseigné Cristina Floria et Paulo Supretaprã, le Warã est le conseil des anciens et des hommes adultes, signifiant aussi l’endroit, l’espace central du village.
Avant que les premiers rayons de soleil n’effleurent l’horizon, les hommes sont appelés par un cri aigu pour qu’ils se réunissent au Warã.
Les hommes viennent et se mettent en cercle. Ce rituel a lieu tous les jours au lever et au coucher du soleil et il peut se prolonger dans la nuit.
Les hommes s’assoient toujours au même endroit, chacun des participants ayant une place définie. Le cercle central est occupé par les anciens, et les cercles suivants autour du cercle central sont occupés en fonction de la cérémonie d’entrée des hommes adultes au Warã. Tout se discute dans le Warã, où toutes les décisions sont prises. Les anciens de deux clans, Poreza’ono et Öwawê, dirigent la réunion. Les Poreza’ono conduisent la discussion et le conseil, et les Öwawê répondent et complètent leurs pensées. Tout est discuté et résolu ici : les rituels, le quotidien, la chasse, les conflits, tout ce qui est important et qui a un rapport avec la communauté. Les Riteiwá – les initiés –, les Wapté – les jeunes – et les femmes n’ont pas le droit de participer au Warã. C’est le conseil des hommes adultes. Quand un homme s’adresse au conseil, il se lève pour dire son discours. Son expression est très importante et doit représenter son groupe et non son individualité. Parfois, plusieurs personnes parlent en même temps, ceux qui participent ont la liberté d’interroger ou de compléter ce qui dit l’orateur et de répondre aux questions qu’il pose. Et c’est ainsi qu’ils arrivent à un consensus.
L’important est la conclusion de la discussion au Warã, qui est toujours faite par le clan Poreza’ono, par l’ancien qui a initié le dialogue au conseil. Celui qui termine le Warã est une personne importante de la communauté, un ancien du clan Poreza’ono.

Comment organisez-vous l'imbrication entre la parole des Xavantes et votre écriture? 

Mue sera une longue conversation chantée, une mélopée de plusieurs voix que structurera et organisera l’architecture du Warã. Plusieurs niveaux d’adresses et de discours se croiseront qui, je l’espère, réveilleront, au moins un instant, nos consciences isolées. L’ensemble du texte est écrit à l’aldéia. Il y a les mots des rêves qui ont couru autour de moi, mais aussi les mythes que la communauté a bien voulu m’offrir et bien sûr, pivot autour duquel je tourne et reviens sans cesse, le discours de Sereburã. J’ai traduit les interventions des Xavante en français, mais aussi les mots de mes rêves en xavante. Cependant, chaque mot ou groupe de mots, que j’ai employé en miroir d’un des leurs, fut l’objet de longues et passionnantes discussions. Je me souviens de ma joie de comprendre, à l’aube d’une nuit bercée par les appels amoureux d’une myriade d’insectes, qu’il n’y avait pas dans la langue xavante de synonyme à la langue française pour le verbe “abandonner”. L’idée et la nature du verbe “abandonner” étant impensable pour un Xavante, un tel mot et la culture qu’il dessine ne peuvent pas exister. Seul un mythe – très long – peut traduire ce verbe. Vous m’excuserez, je n’ai pas l’autorisation de vous le raconter, car certains mythes chez les Xavante sont secrets. C’est donc un cadeau incroyable qu’ils nous en offrent quelques-uns.

La langue xavante est d’une densité remarquable, rien n’est superflu. C’est une langue oratoire qui vient du monde et qui s’adresse au monde. J’ai comme projet de travailler avec Paulo Francisco Supetaprã à la rédaction d’un dictionnaire franco-xavante. Les joies que nous avons à nous découvrir dans des échanges de mots se continueront bien après Mue.
En ce qui concerne le texte, une partie sera dite et chantée en français et en anglais, et une autre partie improvisée, commentaire de cette première partie, sera dite et chantée en xavante. Mais tout cela peut changer. Comme il n’y a pas de rôle, la prise en charge du texte par les voix et les caractères sera essentiellement musicale. C’est là que Jean-Luc Therminarias agira.

Combien d'indiens Xavantes  seront présents à Avignon ?

La communauté xavante a décidé d’envoyer à Avignon six Xavantes. Cinq d’entre eux participeront au Warã et le sixième sera chargé de prendre en image les répétitions et les représentations pour rendre compte au village de notre expérience poétique. Il y a encore une semaine, je ne connaissais pas leurs noms, car c’est la communauté qui décide et décidera pour toutes les rencontres, quels seront les guerriers qui la représenteront.

Pourquoi il y a du côté des acteurs un mélange de nationalités? 

Jean-Luc Therminarias et moi n’avons pas convoqué des acteurs, même si certains d’entre eux en font profession. La restriction que la définition de cette fonction comporte ne convient pas à l’esprit de Mue. C’est est une structure en ouverture où se retrouveront des voix et des caractères.

Quelles sont les étapes de travail qui ont été nécessaires à la construction de ce projet? 

La première Métamorphose – C’est à son cri que nous l’avons reconnu – a eu lieu en septembre et octobre 2003. Elle nous a permis de définir les principes de narration et de représentation de Mue.
La seconde Métamorphose – Dans mes rêves, j’ai appris à marcher – a eu lieu en septembre 2004. Ce fut une phase d’écriture et d’organisation du Warã poétique et musical. Nous l’avons conclue par une série de représentations à Sao Paulo au Centre de culture et de loisirs Belenzinho, et au Centre de culture et de loisirs Copacabana de Rio de Janeiro, dans le cadre de Riocenacontemporânea 2004. Ces représentations furent essentielles pour la réussite du projet. La troisième Métamorphose – Les rêves maintiennent en vie ce lien qui nous unit – a eu lieu du 9 au 26 mars 2005. Nous allons continuer à écrire, rêver et organiser la venue des guerriers xavante pour la création au Festival d’Avignon.

 Mais quelle "impérieuse nécessité " aviez-vous de faire ces rencontres et ce spectacle? 

Mes “impérieuses nécessités” me sont impérialement mystérieuses. Je n’en perçois que les pulsations et les respirations. Ce sont les échos d’un empire vaste et étranger dont je tente d’esquisser une cartographie. Ce qui est amusant, c’est que mes notes et mes relevés antérieurs, dont je croyais qu’ils me seraient d’un grand secours pour revenir en des lieux connus ou pour aller au-devant d’autres lieux inconnus, sont totalement inutiles. C’est là tout le plaisir et le drame de cet empire, il s’offre aussi vite qu’il se disperse, il me recueille puis me chasse, entretenant en moi un désir de conquête enfantin qui, en fin de compte, m’apprend à tenir tête, en chantant, à la mort. Mais ma nécessité est un conflit symbolique ridicule face à la relation organique et vivante que les Xavante entretiennent avec le monde. Leur respiration est si forte qu’ils n’ont pas besoin de paradis artificiels pour maintenir présent l’esprit de création qui n’est pas chez eux une annexe en représentation de la vie, mais la vie elle-même.
Je n’ai pas la nostalgie des origines. Je pense juste que les Xavante, conscients du danger que nous représentons, nous offrent des armes pour que nous puissions juger de notre état présent et réinterroger l’idée que nous avons du progrès. Leur disparition serait une solution de moins, pour nous, d’enrayer l’essor croissant de nos conflits.

Que pensez-vous partager avec les spectateurs ?

Il m’est difficile de répondre à cette question, car j’ai du mal à trouver une définition au mot “spectateur… À la fin, je ne serai qu’un individu témoin d’une solitude, au milieu d’autres individus témoins d’autres solitudes, qui auront fait le choix, en se réunissant, de les partager. Vous savez, la vie est belle de méandres et de rencontres où l’individu pour se ressaisir trouve appui sur une communauté…
Et puis on ne peut pas aller très loin si tout le compte des pas accumulés en une vie n’ouvre pas, à l’intérieur de nous, des chemins et des sentiers ignorés, ou que l’on croyait définitivement disparus.