Entretien avec Marcel Bozonnet

Ce projet de monter En attendant Godot a pour point de départ l'idée de respecter le texte dans son intégralité, sans addition ni soustraction… quelle relation entretenez-vous avec le texte, la langue de Samuel Beckett ?

Samuel Beckett rédige En attendant Godot à un moment où il peine énormément à écrire son romanMolloy, qui sera publié en 1947. Il passe au théâtre de façon, et c'est l'expression qu'il emploie, à alléger son fardeau de la prose. Il choisit le français pour ce qu'il appelle « l'absence de style ». Écrire sans style pour ne se concentrer que sur la communication pure. Évidemment, son écriture n'est pas du tout dénuée de style, mais il s'agit tout de même d'une écriture minimaliste. La marque de son génie, c'est, de tout d'un coup, rentrer dans la langue française et en jouer avec subtilité. Il est stupéfiant de penser que l'une des œuvres les plus novatrices du XXe siècle a été écrite par un Irlandais dans notre langue. Cet Irlandais était un génie des langues qui parlait l'allemand, l'italien, l'anglais. Beckett joue avec la langue française, fait de l'esprit, de l'ironie, manie le langage populaire et savant. De ce fait, nous pouvons chercher dans le jeu une interprétation radicale, aiguë, intense, et ne pas éprouver le besoin d'en rajouter dans les intonations ou la scénographie, sans peinture et sans musique, sans agrément. Beckett cherche à magnifier le vide, la pénombre. Nous avons vérifié pendant les répétitions que nous pouvions effectivement traiter le texte comme on appréhende une partition. Le terme de partition est celui qui convient en la circonstance, puisqu'on le sait, Beckett était musicien. Il y a dans le texte des répétitions, qui ne sont pas sans rappeler la musique répétitive. Une répétition de forme, comme un mouvement revient en musique. Bref, nous allons tenter d'être intense et strict, avec cette idée: cap au moindre. Pascale Casanova, critique littéraire, l'appelle d'ailleurs « Beckett l'abstracteur ». Nous savons que Beckett a mené une réflexion sur la peinture qui nourrit son écriture. Il écrit sans rapport aux personnages, mais avec un rapport aux corps et au mental ; sa réflexion est à la fois littéraire et celle d'un amateur de peinture.

 

Ces échanges souterrains qui nourrissent son travail sont fascinants, de même que cette idée de travailler autour de la forme du mouvement : mouvement comme en musique, et qui évoque aussi une dimension corporelle.

D'un point de vue corporel, il s'agit pratiquement d'une absence de mouvement : l'action dramatique traditionnelle n'existe pas. Alors qu'au théâtre, avant lui, on fait énormément de choses : dans les tragédies, on s'agenouille, on se poignarde en coulisses, on entre, on sort, puis, dans le drame naturaliste, on passe à table, on se couche… Là au contraire, il y a une intervention radicale ! Les deux personnages sont là, ils ne sortent pas de scène. Entrent deux autres personnages qui ne font que traverser la scène, revenir, s'asseoir puis repartir, quand Vladimir et Estragon ne font rien de plus que rester là où ils sont. Il y a une recherche autour de l'immobilité, ce qui est alors vraiment une nouveauté.

 

Je suppose que ces inspirations souterraines ouvrent certaines perspectives de mise en scène…

En effet. On sait par exemple que Beckett emprunte cet univers des vagabonds à la littérature irlandaise, et à Synge notamment. Quant au couple Pozzo et Lucky, nous savons que l'inspiration est Laurel et Hardy, et le couple qu'incarnaient Footit et Chocolat… Footit, qui est sans doute une inspiration pour le personnage de Pozzo, était un grand clown anglais, avec une voix extrêmement perçante, féminine, et que Cocteau a décrit comme « une grande duchesse ». Footit était adoré par le public féminin. Par ailleurs, nous savons que Beckett avait vu Karl Valentin, l'immense comique allemand, qui devait également inspirer Brecht.

 

Quels éléments biographiques connaissons-nous aujourd'hui qui éclairent cette composition ?

On entend un certain nombre de choses dans Beckett, on sent en le jouant une vérité, que quelque chose part d'une expérience vécue. Et l'extraordinaire biographie de James Knowlson, chez Babel, contient des renseignements considérables. Ainsi, nous savons que Beckett a passé l'année 1936 à voyager en Allemagne, à aller de ville en ville pour se nourrir de peinture expressionniste, fauviste, contemporaine. Or 1936 est aussi l'année des Jeux Olympiques organisés par les Nazis, et les Jeux terminés, les salles qui exposent cette peinture ferment les unes après les autres… Beckett assiste donc à la montée du nazisme, il entend les discours, rencontre des peintres juifs qui déjà ne peuvent plus exposer dans les galeries ou les musées et qui exposent chez eux. En rentrant à Paris, il sait parfaitement ce qu'est le nazisme. C'est à mes yeux une donnée très importante. Dans En Attendant Godot, on sent l'écho sourd de cette période. Car ensuite, ce sera l'exode, sur les routes duquel il se trouve, puis sa participation au réseau résistant Gloria qui fait remonter des informations vers les services de renseignements britanniques. Ce réseau sera trahi, et Beckett fuira au dernier moment et se refugiera à Roussillon. Il se trouve alors dans un milieu dur, agricole, il a très peu d'argent, la région est très chaude en été, très froide en hiver, il mange très peu… On sait que cette expérience a marqué son travail. En outre, il y a aussi, parmi ces compagnons résistants, des gens qui sont arrêtés, envoyés dans les camps, et dont il lira les témoignages qu'ils écriront à leur retour. Il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre ces témoignages d'amis et des expressions comme « sans moi tu ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure qu'il est », comme le dit Vladimir à Estragon. Beckett efface tout ce qui pourrait être une référence autobiographique ou historique visible, il laisse passer des ombres.

 

Le texte résonne de façon politique et contemporaine du fait que les personnages de Vladimir et Estragon seront interprétés par Fargass Assandé et Michel Bohiri.

C'est en effet ce qu'illustre l'idée de Jean Lambert-wild de donner ces rôles à deux comédiens ivoiriens. Quelque chose de la confrontation Nord-Sud et du grand mouvement migratoire sera présent. Et par ailleurs, il est important que les grands classiques de la littérature française - et En attendant Godot est un de ces classiques – soient interprétés aussi par des acteurs noirs. D'autant que ce théâtre est universel et qu'il résonne dans le monde entier. En attendant Godot continue de réfléchir le monde. Il y a cette question qui hante le texte : qu'est-ce qu'on fait ? Et cette réponse, que je trouve très angoissée : on attend Godot... Ici, aujourd'hui, en Europe, c'est cette question de la sidération, du fait d'être là et de ne rien faire, alors qu'on voit la guerre en Syrie, les dizaines de milliers de morts, les disparus, les réfugiés. Qu'est-ce qu'on fait ? On ne fait rien, on attend Godot.

 

Votre travail va consister à être à la fois metteur en scène et sur le plateau : avez-vous déjà quelque chose en tête sur la façon dont vous appréhenderez le rôle de Pozzo ?

Je n'ai rien en tête ! Il serait dommage d'avoir quelque chose en tête avant d'avoir interprété l'ensemble de la partition. Ce que nous avons fait, ce sont des lectures en pied, sur place, et nous avons déjà pu mesurer les problèmes que vont nous poser un certain nombre d'accessoires. Le plus intéressant, pour moi, c'est l'exécution phrase après phrase de ce qui va finir par constituer le personnage.

 

Vous collaborez pour la première fois avec Jean Lambert-wild.

Oui. Jean Lambert-wild est un camarade qui m'a réservé le meilleur accueil possible dans son théâtre, un jour où j'étais de passage avec notre spectacle Rentrons dans la rue. Il a eu la générosité de me dire « tu es ici chez toi ». C'était amical, chaleureux, une attitude de camarade. Je suis très heureux de partager avec lui et avec Lorenzo Malaguerra ce moment de recherche beckettienne. Lui qui est un artiste total, à la fois performeur, plasticien, écrivain, je trouve très juste son attitude de se consacrer à l'interprétation d'une des plus grandes formes de l'écriture dramatique. Jean Lambert-wild me dit récemment qu'il avait trouvé une inspiration pour la voix de Lucky dans le dessin animé de Pierre Grimault Le Roi et l'oiseau. Il me fit entendre un extrait du texte de l'oiseau. C'était l'énonciation d'une longue liste, et l'on sentait un interprète « moderne ». Je me rendis compte en cherchant le nom de l'acteur dont nous entendions la voix qu'il s'agissait de Jean Martin, le créateur du rôle de Lucky dans la mise en scène de Roger Blin, en 1953. Jean Lambert-wild n'était pas au courant de cela non plus ! Cela veut dire quand même dire qu'il y a une science exacte, et qu'on peut découvrir des strates et trouver ainsi des inspirations souterraines. J'ai eu la chance d'être l'assistant de Roger Blin, qui le premier mis en scène et interpréta En attendant Godot. J'ai encore dans l'oreille ses intonations vibrantes, stridentes même. Son humour et sa grâce facétieuse ne sont pas loin de moi.

Propos recueillis par Eugénie Pastor le 31 mai 2013