« Myself upon Myself » ou Richard III deux en un Au miroir de l’adaptation

 

Richard III figure le Moi absolu, qui dévore le monde à mesure qu’il le dit – un monde où règnent l’abjection, la corruption et la veulerie, qui à ses yeux ne mérite que d’être détruit. Si ce Moi hyperbolique hait le tiède soleil d’York, tout juste bon à jeter des ombres médiocres, c’est qu’en son sein difforme brûle le soleil noir de la Mélancolie. Déclarant la guerre à cette fade société, Richard l’attaque en surplomb, comme un démiurge dépité écharpe ses créatures défaillantes en les lardant de traits, comme un enfant frustré casse des jouets impuissants à satisfaire à son fantasme. En un jeu de massacre rageur, avec la fureur du désespoir et la cruauté de l’ironie.

Pour Macbeth, le monde était un théâtre dont nous sommes tous les acteurs ; pour Richard, il devient un carrousel dont les autres sont tous les pantins. Les fils de la reine Elisabeth ? Des bouches animées par une roue avec stroboscope. Le frère de Richard, Clarence ? Un ballon avec projection d’un visage en pantomime, explosé d’une fléchette. Le roi Edouard ? Un mannequin en coucou suisse, manipulé avec des poulies. Les enfants de Clarence ? Deux poupées ensanglantées. Les jeunes prince Edouard et duc d’York ? Deux barbes-à-papa où sont projetés des visages, dévorées puis jetées. Le chambellan Hastings ? Une sculpture qu’éclate une mailloche, en un feu d’artifice de confettis. Les citoyens ? Des marionnettes mécanisées claquant des dents. Pantins dérisoires, tous ces antagonistes mécaniques, où ne plane qu’une ombre de vivant, volent bientôt en éclats sous les coups frénétiques de Richard.

Mais il est un Autre que Richard rencontre en chair et en os – la Femme : l’Épouse subjuguée (Lady Anne), la Mère anéantie (la Duchesse d’York), la Belle-Soeur dévastée (Elisabeth) – trois reines à leur corps défendant, détruites par Richard, aux maris et/ou enfants assassinés ; trois duels où chaque victoire marque un pas vers la défaite. Autre forme de cet Autre concret : le complice constituant une extension de Richard, tête (Buckimgham), bras (le Meurtrier) ou jambes (l’Ecuyer). Toutes ces figures de l’Autre sont incarnées par une seule et même comédienne, contrepoint du comédien interprétant Richard.

Ainsi, au milieu d’une forêt de pantins fantômatiques sur lesquels flottent les visages diffractés des deux acteurs qui manipulent ce théâtre d’ombres, ce Richard III confronte-t-il en vingt-et-une scènes, l’un en vis-à-vis de l’autre, Richard et son Double (féminin ou adjuvant, inverse ou complémentaire), un Moi face à lui-même, face à ses spectres et avatars – « Myself upon Myself ». Les deux faces de la fureur. Richard à travers le miroir, une plongée dans le grand jeu d’une conscience mélancolique enragée, qui épouse tous les masques au risque d’y laisser son visage. Avec, au cœur, le brasier incandescent de la poésie shakespearienne. 

Gérald Garutti