Jean Lambert-wild et Stéphane Blanquet s’intéressent aux heures passées «comme d’habitude» qui séparent le meurtre des petits du suicide des parents ; à celles aussi, épaisses et terribles, où les enfants, un par un, s’éteignent dans les bras de leurs géniteurs. Ils proposent de juxtaposer ces deux temporalités, de les voir se dérouler tête-bêche le temps du spectacle, pour que de la tension entre elles surgisse l’irreprésentable, le glissement des consciences vers la folie.
L’espace scénique est donc partagé et donne à voir deux versions du même espace domestique, le plafond de l’une devenant plancher de l’autre. Entre ces deux étages, une zone d’ombre sur laquelle seront projetés les mots que l’on peut lire mais pas entendre, les mots de l’indicible.
Mis en mouvement par Juha Marsalo, déjà complice de Jean Lambert-wild et de Jean-Luc Therminarias lors du Recours aux forêts, le couple prendra les traits de performeurs capables de simultanément habiter le haut et hanter le bas. Dans leurs membres, par le mouvement qu’ils incarnent, ils feront naître le visage de l’irreprésentable. La présence de ce couple dupliqué rappelle une thématique qui, sans trop se faire remarquer, traverse le travail de Jean Lambertwild : celle du dédoublement. Multiplier les corps pour donner à voir quelles chairs putrides se cachent sous la peau des visages, donner à voir ce qui, dans l’histoire d’un individu, appartient à tous.
Eugénie Pastor
Demain à demeure…
Demain la guerre se construira une nouvelle demeure au milieu de nos meubles.
Elle habitera chez nous sans trop de bruit ni trop de sang.
Ce sera un fantôme près de nous dont l’haleine quotidienne distillera une menace anesthésiante. Endormis par la peur, nous hurlerons notre terreur en silence, cherchant d’un oeil avide à nous divertir de l’incertitude muette du sort qui nous est promis.
Nos gestes journaliers reproduiront paisiblement les gestes de ce fantôme qui utilisera toutes les innovations technologiques pour nous faire accepter le confort à tout prix de notre prochaine destruction.
Nous subirons une pression constante qui laissera à chacun la liberté de contempler sa ruine sans plus en tirer les conséquences.
Alors, depuis longtemps entraîner en douceur à oublier les gestes de paix, nous ne connaîtrons plus qu’une seule danse.
Le triomphe de la guerre sera à ce moment complet car elle pourra sans effort battre la mesure de notre anéantissement.
Jean Lambert-wild
Dans War Sweet War...
Dans War Sweet War il y a l'abîme terrible devant lequel nous sommes aujourd'hui. L'abîme de tragédie moderne de notre ère ; nous-mêmes. Comme tout théâtre War Sweet War est un miroir devant lequel nous nous penchons pour examiner le visage en regardant dans les profondeurs des yeux ou mieux ; il est un couloir de miroirs, un face à face qui crée la mise en abîme infini. Les deux couples de jumeaux identiques se regardent les yeux dans les yeux sans pouvoir dire qui est encore là et qui est déjà mort.
Les vivants se heurtent aux murs, glissent contre les portes, se plient dans les convulsions qui leur échappent. Ils étirent le temps et l'arrêtent. Ils veulent revenir en arrière. Ils se cherchent dans leur maison et à l'intérieur d'eux-mêmes ; ils voient leur propre corps se détruire. Ils tremblent, chutent, perdent l'équilibre, sursautent, suffoquent, se cognent ; le corps et le mouvement sont omniprésents.
En créant, il arrive d'employer familièrement pour parler de la chorégraphie le diminutif choré. Par contre, utiliser ce terme dans le cas de War Sweet War fait écho à son sens propre puisque choré désigne une manifestation neurologique appartenant aux mouvements anormaux. Elle n'est pas contrôlable car elle existe en dehors de toute volonté. En tant que chorégraphe mon langage est le corps et dans ce corps il y a un univers entier avec ses rêves et ses cauchemars qui se déploient. Nous travaillons avec la nature primaire de l'«Être» en présence de ses ténèbres. Au milieu des murs du décor tagués à l'encre noire coulante, je vais donc à mon tour graffer la scène par la chorée du corps en mouvement.
J'écris en vain ; je suis «chorégraphe».
Pour War Sweet War, l'équipe hétérogène de spécialistes, de créateurs, de techniciens, joue avec enthousiasme. Ce jeu dépasse les espérances et ce qui le rend encore plus excitant, bien sûr, est que personne n'en connaisse précisément les règles. En revanche, ce que les membres savent c'est que chacun d'eux avance en direction du point, au milieu, où coule le fil rouge de notre histoire, War Sweet War.
Juha Marsalo