Carnet de bord # 13 Dom Juan ou Le Festin de pierre

Par Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra & Marc Goldberg

 

 

« Don Juan comme mythe prend donc naissance dans la mort, par leMort, par le contact final avec l'Invité de pierre, ce Convitato di pietraqui a donné leur titre à tant de pièces, de scénarios, d'opéras. Eros et Thanatos sont si étroitement associés dans cette aventure qu'en les dissociant on la dénaturerait : aussi cette histoire ne prend-elle son vrai sens que par sa fin. Le drame de Don Juan se lit à l'envers, à partir de l'épisode fantastique : la rencontre avec la Statue, les apparitions du Mort. » Ainsi s'ouvre le premier chapitre du livre de Jean Rousset consacré au « mythe de Dom Juan ».

Nous avons tous, plus ou moins clairement, cela en tête quand nous commençons le travail, car de fait Dom Juan est systématiquement présenté comme cet assoiffé de vie, mené par ses pulsions, réfractaire à toute contrainte, dont le destin se brise net lorsque la mort le rabat brutalement sur son humaine condition. Ce qui commence comme une comédie sauvage s'achève en drame, sinon en tragédie (selon les auteurs et les metteurs en scène), lorsque le châtiment final foudroie la démesure du héros et livre un éclairage rétrospectif sur son destin. Un peu comme dans L'Empire des Sens, la logique du désir conduit inexorablement à la mort, même si d'abord elle la masque entièrement. A trop suivre Eros, semble mettre en garde la fable, on finit dans les bras de Thanatos...

Mais notre point de départ est différent puisque, précisément, poussant à l'extrême la logique de la fable, l'ombre de Thanatos plane dès l'entame sur l'adaptation et le spectacle.

Nous nous doutons d'emblée que l'aboutissement en sera également affecté. Et chaque partie, chaque scène, chaque action scénique. Notre spectacle ne s'ouvre par exemple pas sur la célèbre tirade du tabac de Sganarelle, légère et spirituelle, mais par une toux inquiétante de Dom Juan, et l'éloge du tabac intervient plus tard sous forme d'une chanson endiablée qui fait étrangement écho à la maladie du héros et à ses moqueries contre la médecine.

En un sens, l'ensemble de répétitions aura d'ailleurs consisté à explorer ce que signifie concrètement ce renversement, qui revisite l'histoire en la racontant depuis sa ligne de fuite : le rendez-vous de Dom Juan avec la Mort. C'est ainsi que les Carnets de bord ont narré comment ce changement de perspective a déterminé le personnage et la couleur des cheveux de Dom Juan (carnet #6), influencé la distribution (carnet #4), inspiré  la scénographie (carnet #12), et radicalement changé le sens des scènes avec les femmes, ou le père. Mais qu'en est-il d'Eros ? Comment le séducteur est-il affecté par sa conscience de la mort qui vient, que nous avons manifestée par la présence de la maladie dès le lever de rideau ?

Cette question a été abordée de façon concrète pendant les répétitions, en particulier dans le traitement de la scène avec Charlotte, dans laquelle nous concentrons en fait l'Acte II de Molière, où le spectateur découvre le séducteur en action. Mais elle nous a souvent conduits à des discussions sur le statut de la séduction dans le mythe de Dom Juan, et sur la différence entre ce personnage et Casanova, qui s'est révélée déterminante pour mieux définir notre personnage et nourrir l'action scénique.

Il faut d'abord souligner que la figure de Casanova relève pratiquement du mythe. Un Giacomo Casanova a en effet existé, mais de qui, ou de quoi, parle-t-on quand on dit « Casanova » ? A lire ses mémoires (Histoire de ma vie), qui ont assuré sa postérité, nous sommes frappés par l'écart entre le portrait qui se dessine (dont on peut par ailleurs se douter qu'il n'est pas exact, mais magnifié, réinventé par le vieil homme qui se dresse à lui-même une sorte de mausolée dans cette autobiographie) et la figure qu'il évoque aujourd'hui (qu'on voit par exemple incarnée magistralement dans le Casanova de Fellini). Le Casanova qui nous vient à l'esprit est un séducteur compulsif, un jouisseur mécanique, un contemporain policé de Sade. Celui qu'il dépeint dans ses mémoires est un amoureux compulsif, pour lequel l'accumulation des conquêtes n'est pas un but en soi, mais une somme de tentatives et d'échecs pour assouvir ce qu'il désigne comme sa « passion dominante ». Pour faire simple, notre image moderne de Casanova le tire vers le matérialisme du XVIIIème siècle, celle qu'il donne de lui-même annonce presque le romantisme du siècle suivant.

Or, justement, Dom Juan n'est ni un matérialiste, ni un romantique, mais bien un libertin. Les deux séducteurs ont en commun le nombre de leurs amantes, mais leurs horizons métaphysiques les opposent. Casanova appartient au Siècle des Lumières, dont Dieu (du moins pour une certaine élite) s'est largement retiré. Dom Juan vit dans un autre monde : la pièce de Molière mentionne « le Ciel » plus de trente fois ! Et Dom Juan le défie, comme il défie l'ordre social (qui repose sur la religion), les mœurs (en particulier ce « mystère sacré » comme le nomme Sganarelle, qu'est le mariage) ou son père. En cela, et contrairement à Casanova, il est un héros. De ce fait, il mourra en héros, sans renoncer, simplement terrassé par les fantasmagories auxquelles il refusait de croire, quand Casanova meurt de vieillesse, le corps usé par le cours des choses...

C'est un contre-sens total que d'attribuer à Dom Juan une libido adolescente, une frivolité insouciante, autant qu'une libido débridée sans autre référent que la pulsion, qui sont deux visions inspirées de Casanova. La pastorale farcesque du second Acte, où Dom Juan séduit simultanément Charlotte et Mathurine, peut sembler le justifier, mais ce serait oublier tout le reste du récit, et le fait que la séduction n'est qu'une facette d'un personnage qui se moque de la religion, des conventions, de son père, de ses fournisseurs, des spectres, etc. La séduction n'est qu'un avatar (certes particulièrement théâtral et frappant) des provocations du libertin. La dernière, qui semble déclencher le châtiment, chez Molière comme dans notre spectacle, ne sera d'ailleurs pas une nouvelle aventure amoureuse, mais l'éloge de ce « vice à la mode » qu'est l'hypocrisie.

« Tout le plaisir de l’amour est dans le changement », affirme-t-il dans notre première scène, de même que son refus d' « être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés », mais comment ne pas voir que cette profession de foi révèle davantage un vain combat contre la finitude, qu'une authentique insouciance ?

Au fur et à mesure des répétitions, la maladie devient l'envoyé de Thanatos qui rappelle incessamment au héros cette condition humaine qu'il refuse, et l'échec annoncé de sa rébellion radicale. Charlotte semble un moment le divertir de sa toux phtisique, mais elle n'est pas plus efficace que le vin émétique vanté par Sganarelle pour défendre la médecine, à laquelle d'ailleurs Dom Juan ne « croit pas ». Il faut « en finir », clame-t-il à plusieurs reprises dans notre adaptation, au fur et à mesure qu'il accepte son destin fatal et semble ne plus pouvoir trouver un vrai soulagement dans ses facéties ou ses provocations. Ainsi, dans notre spectacle, Gramblanc semble plus désabusé et désespéré que cynique et fourbe lorsqu'il affirme à Sganarelle qu'il va se faire hypocrite. Il sait, contrairement à son valet, que la fin est proche, inéluctable, imminente. Les beaux raisonnements, les flèches d'Eros, les facéties rieuses n'étaient que de vaines pirouettes tolérées un moment par le Ciel et Thanathos.

 

 

Carnet de bord #13 > Dom Juan ou Le Festin de pierre > Ashille Constantin, comédien de la Séquence 9 de L'Académie de l'Union

Spectacle

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