Carnet de bord # 8 Dom Juan ou Le Festin de pierre

Par Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra & Marc Goldberg

 

Quand nous entamons la troisième série de répétitions, nous devons affronter une question décisive : comment Gramblanc, le clown blanc de Jean Lambert-wild, va-t-il jouer notre Dom Juan tel qu'il s'est esquissé pendant le travail d'adaptation et les premières recherches au plateau ?

 

Nous avons pris conscience, au cours du travail et face à nos difficultés, qu'au sein des aventures de Gramblanc chez les classiques, notre Dom Juanposait un défi inédit.

 

Pendant une quinzaine d'années, le clown de Jean Lambert-wild s'était développé dans les Calentures, ces formes courtes, poétiques et performatives, parfaitement personnelles même si elles pouvaient être riches de références. Gramblanc y évoluait dans son monde.

La première rencontre du clown blanc avec un texte classique, donc un personnage du répertoire, se produit lorsque Jean Lambert-wild, déjà avec Lorenzo Malaguerra, monte En attendant Godotde Beckett. Gramblanc y joue Lucky. Mais on sait combien l'univers du cirque, et des clowns en particulier, a inspiré Beckett. L'équipe creuse cette veine, et développe pleinement la logique circassienne du texte : Vladimir et Estragon sont deux Augustes déclassés que les anglo-saxons nomment trampou hobo(et dont Charlot représente la figure tutélaire), Pozzo est bien entendu un Monsieur Loyal, Lucky un clown blanc aux allures d'animal de cirque. Gramblanc, clown lui-même, commence donc par jouer l'un des clowns du répertoire.

 

Les choses changent nettement avec Richard III. Autant Jean Lambert-wild peut-il, à titre personnel, établir de profonds liens avec le personnage (voir le Carnet de Bord #18 du spectacle), autant Richard III n'évoque-t-il pas d'emblée un clown blanc… Au final, Gramblanc permettra d'éclairer des facettes fascinantes du héros shakespearien, et en particulier de donner une intensité peu commune au dernier acte, mais l'approche dramaturgique du spectacle est singulière : l'adaptation réduit la distribution à deux personnages, interprétés par un couple de clowns. On les découvre dans leur loge, avant qu'ils ne jouent, comme entre eux, leur version de la pièce. En conséquence, nous ne voyons pas les personnages « eux-mêmes » selon les modalités habituelles de l'illusion théâtrale, mais deux clowns jouer les personnages de Richard III.Ainsi, dans ce spectacle, Gramblanc « jouait à » être Richard plus qu'il n'était sensé l'« être ».

 

Il en est tout autrement cette fois-ci. Dom Juan n'a rien d'un clown, et aucune mise en abîme ne vient instaurer une distance entre Gramblanc et son personnage. Nous sommes confrontés à un défi nouveau, autour duquel les deux précédents spectacles avaient tourné sans devoir l'affronter pleinement : comment un clown peut-il jouer un grand personnage du répertoire ?

 

La question renvoie à celle de ce que « jouer » veut dire…

 

Nous en avons discuté souvent, et depuis que Jean Lambert-wild explore l'univers de son clown, il a développé des techniques, un style, qui donne des éléments de réponse concrets, effectifs, cohérents aussi avec ce que suggère l'histoire des clowns. Si on ignore comment Molière jouait Dom Juan, on sait que la Commedia dell'Artes'était emparée du personnage, mais aussi que les comédiens français du Grand Siècle se pliaient à une gestuelle et une scansion extrêmement stylisées. C'est la vision romantique du personnage, doublée de l'approche stanislavskienne et psychologique du siècle suivant, qui préforment en nous un Dom Juan cinématographique au jeu naturaliste. Mais rien ne prouve qu'il faille s'y conformer, et tout suggère qu'il n'en était rien au XVIIèmesiècle.

 

Nous comprenons vite que Gramblanc peut justement permettre de renouer avec la tradition en ouvrant de nouvelles perspectives. Les clowns travaillent en effet aux antipodes des dogmes de l'Actor Studio. Spécialistes de l'art de la catastrophe, ils maîtrisent les effets et les extrêmes tout en s'exposant absolument aux inspirations de l'instant. Inlassables artisans peaufinant leurs numéros ou leurs entrées dans une répétition jamais identique, ils n'explorent aucune psychologie, ne s'abandonnent à aucune magie. Ils ne construisent pas leur personnage – pas plus qu'on ne construit un clown – mais s'en emparent – comme le clown, en un sens, s'empare du performeur.

 

Au début des répétitions, Gramblanc part donc la fleur au fusil à l'attaque de Dom Juan. Nous savons que l'exercice ne sera pas facile. Deux risques évidents nous guettent : que Gramblanc ne s'imprègne pas suffisamment de Dom Juan et ne parvienne pas faire entendre, à faire voir ce personnage à travers lui ; que la force du mythe de Dom Juan soit telle qu'elle s'impose à Jean Lambert-wild en subjuguant Gramblanc, ramenant notre tentative à une mise en scène foncièrement traditionnelle, que le visage du comédien soit recouvert ou non de blanc…

 

Mais un troisième risque apparaît pendant la seconde série de répétitions, que nous avons évoqué dans le précédent Carnet de bord : que le blanc du clown transforme irrésistiblement Dom Juan en une sorte de Nosferatu et nous fasse irrépressiblement dériver loin de notre objectif.

Conscients des enjeux et des écueils, nous savons que seule une méthode d'essai et d’erreur nous permettra d'avancer. Le rôle de Lorenzo Malaguerra est décisif dans le processus. Jean Lambert-wild propose, faisant varier costume et maquillage, voix et postures, déplacements et intentions, pour ouvrir des possibilités à Gramblanc : Lorenzo Malaguerra accepte, refuse, pousse, retient… Une dialectique se déploie au plateau, sans idée préconçue, mais dans un cadre et avec un cap précis. Il s'agit de trouver une brèche dans ce personnage qui semble devoir s'imposer à nous comme s'il nous pré-existait alors que nous savons pertinemment combien il est le produit d'une histoire en devenir. Une brèche qui permette à Gamblanc de s'introduire dans la forteresse et de tout y mettre, en bon clown, sens dessus dessous.

La percée passera par la couleur…

 

Entre la seconde et la troisième session de répétitions, Jean Lambert-wild s'est laissé pousser les cheveux. En soi, cela ne change pas grand-chose, sinon que son visage est plus avenant. Mais voici qu'un jour, surprenant toute l'équipe, il déboule sur le plateau avec les cheveux… roux !

 

Tout bascule. Tête glabre et blanche, Gramblanc en Dom Juan semblait presque un vieillard. Blanc et roux, il émane de lui une énergie juvénile. Ce n'est plus Nosferatu que nous voyons sur scène, mais une sorte de Peter Pan. Gramblanc peut enfin s'épanouir en symbioseavec Dom Juan !

 

La posture, la démarche, la voix de Jean Lambert-wild, mais aussi bien entendu le regard que portent sur lui les autres comédiens, se transforment à vue d'œil. Notre Dom Juan n'est plus un vieux clown malade, mais un vibrionnant histrion incurable, dont la rage qu'il met à combattre la mort est à la mesure de la vitalité, d'une volonté de puissance encore ardente.

 

La dimension tragique s'en trouve renforcée, en fait, mais ce fougueux clown blanc à la chevelure flamboyante frappe surtout par les possibilités qu'il ouvre. Il permet des sautes d'humeur imprévisibles, approfondit encore la relation avec un Sganarelle dont on peut imaginer qu'il a grandi à ses côtés, démultiplie les enjeux soulevés par la jeunesse des autres personnages. Tout ce qui s'était mis en place y gagne en puissance, en signification, en terrains d'invention.

 

La confrontation avec la mort est d'autant plus puissante qu'elle fauche une boule d'énergie. La soif de vivre qu'incarne Dom Juan y trouve une puissance inédite – ses incessants défis à l'égard du « Ciel » résonnent à plein, de même que son inextinguible appétit de comprendre ou son désir d'éprouver toujours et encore l'incomparable légèreté de la séduction.

 

Nous le savons le jour-même : Gramblanc s'est emparé de notre Dom Juan, et la pièce de Molière va résonner d'harmoniques nouvelles.

 

 

Carnet de bord #8 > Dom Juan ou Le Festin de pierre > Hélène Cerles, comédienne de la Séquence 9 de L'Académie de l'Union

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